Édouard Sulpice, second couteau du cinéma français bientôt premier

Talents of tomorrow 2024 by Konbini

Édouard Sulpice, second couteau du cinéma français bientôt premier

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Par Manon Marcillat

Publié le , modifié le

Un jeune acteur qui maîtrise l’art délicat du second rôle au cinéma.

Depuis quinze ans, on reçoit des artistes et personnalités mondialement connu·e·s de la pop culture, mais on a aussi à cœur de spotter les talents émergents dont les médias ne parlent pas encore.

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En 2024, après une première édition des Talents of tomorrow, on repart en quête de la relève. La rédaction de Konbini vous propose une série de portraits sur les étoiles de demain, qui vont exploser cette année. Des personnalités jeunes et francophones qu’on vous invite à suivre et soutenir dès maintenant.

(© @worldwidezem/Konbini)

Portrait. Au début de l’histoire, il y a un verre de jus d’orange partagé, faute de mieux, avec un réalisateur dans un appartement inondé. Et aujourd’hui, il y a cette filmographie prometteuse construite au fil de seconds rôles singuliers. Formé en théâtre au prestigieux Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD) à Paris, Édouard Sulpice a eu la chance de voir le réalisateur Guillaume Brac (Tonnerre, L’île au trésor) pousser la porte de l’établissement, l’ébauche du scénario de son prochain long-métrage sous le bras. “J’étais en deuxième année et je me souviens que Guillaume nous a demandé de lui donner rendez-vous dans un endroit qui nous était cher, pour discuter. Comme je ne connaissais pas bien Paris et que j’étais un peu couillon, je l’ai invité chez moi et je lui ai servi un jus d’orange. En plus, j’avais un dégât des eaux.”

Une gaucherie touchante qui a certainement inspiré au réalisateur le personnage d’Édouard, composé presque sur-mesure pour l’acteur, dans sa délicieuse comédie estivale À l’abordage. Le film était initialement prévu pour Arte, mais avait finalement pu bénéficier d’une sortie en salle en juillet 2021 grâce à son succès d’estime. On y suivait les tribulations de Félix (Éric Nantchouang), Chérif (Salif Cissé) et d’Édouard, leur chauffeur BlaBlaCar et fils à maman embarqué malgré lui dans une quête d’amour dans un camping de la Drôme.

Avec humour et douceur, le réalisateur filmait les lignes de faille entre les classes sociales et les sexes dans un Conte d’été modernisé. Car rien ne prédestinait ces trois garçons, et ces filles, à vivre des aventures ensemble, mais entre virées à la rivière, sirops à l’eau et soirées karaoké, ce petit monde s’apprivoisait et, sous la caméra de Guillaume Brac, leur rencontre finissait par se muer en un heureux jeu de l’amour et du hasard. “Au début du tournage, j’étais très stressé mais ça correspondait à l’état de mon personnage car on a tourné dans l’ordre chronologique et au départ, Édouard est très désagréable avec Félix et Chérif. En plus, il fallait que je conduise et il faut vraiment respecter les gens qui conduisent au cinéma parce qu’ils passent véritablement la journée au volant, c’est épuisant. Puis au fur et à mesure, j’ai gagné en aisance, je m’entendais de mieux en mieux avec mes camarades et je pense que ça participe au côté authentique du film.”

Pour préparer le tournage, les élèves retenus par le réalisateur ont notamment dû interpréter une scène de cinéma de leur choix. Édouard choisit la célèbre séquence des “sacs de sable” de 40 ans, toujours puceau de Judd Apatow où Steve Carrel, sommé de raconter une anecdote sexuelle, s’embarque dans une comparaison hasardeuse entre paire de seins et sac de sable, dévoilant ainsi sa virginité malgré lui.

Un choix bien senti, car si Guillaume Brac aime les films de Jacques Rozier ou d’Éric Rohmer, c’est Adventureland de Greg Mottola (également réalisateur de Superbad), produit par le même Apatow, que le réalisateur montrera à ses apprentis acteurs pour les familiariser à l’art du personnage secondaire enlevé, qui s’inscrit dans la droite lignée des films du roi de la comédie US. “Même si Adventureland est loin de son cinéma, Guillaume voulait nous montrer que les personnages secondaires sont très importants. Dans À l’abordage, quand un second couteau débarque à l’écran, on est content de le voir, il est croustillant et il a une saveur particulière. C’est rare une comédie qui a ce rythme, souvent on enchaîne les plans alors qu’ici on développe chaque personnage.”

Il ne fait aucun doute que cette atypique première expérience de cinéma, qui donnait du temps à tous ses personnages, a aiguisé la sensibilité de l’acteur à l’art délicat du second rôle, incarné par ceux qui, en périphérie des films, portent sur leurs épaules une responsabilité souvent sous-estimée. Malgré un temps de tournage limité, il leur faut faire avancer l’histoire en embrassant ce que les personnages principaux n’ont pas le temps de faire, de dire ou d’incarner et savoir être impactants en un temps de préparation et de tournage record.

L’art du bon second couteau requiert donc réactivité, souplesse et flexibilité. Ainsi, au fil de ces variations secondaires, Édouard a donc testé, expérimenté et toujours a fait mouche.

(© @worldwidezem/Konbini)

En 2020, il sort diplômé du CNSAD et figure au casting de Des hommes de Lucas Belvaux, sorti quelques semaines après que À l’abordage ait été présenté à la Berlinale. L’année d’après, il sera à l’affiche de deux longs-métrages qui traitent du droit à l’avortement, avec puissance ou pédagogie fougueuse, d’abord dans L’Évènement d’Audrey Diwan puis dans Annie Colère de Blandine Lenoir, où il joue un interne en gynécologie qui se retrouve, le temps d’une savoureuse séquence, les pieds dans les étriers pour essayer de comprendre ce qu’être une femme peut aussi vouloir dire.

En 2022, on le retrouve également au casting de Les goûts et les couleurs de Michel Leclerc puis il sera un nouvel Édouard, cette fois-ci assistant effacé d’une éditrice excentrique, dans l’excellente comédie Youssef Salem à du succès de Baya Kasmi. “Je crois que j’aime bien que ce personnage me colle à la peau, c’est touchant de constater ce qu’on projette sur toi”, admet-il. Cette année, on l’a rapidement aperçu dans Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion et vu plus longuement, dans Mon Crime de François Ozon, un film très théâtral et tourné en studio, aux antipodes de la méthode Brac et des décors naturels de la Drôme.

Après trois années à interpréter avec régularité et méticulosité des seconds rôles à l’écran, le comédien formé pour le théâtre a affiné son jeu de cinéma, mais surtout, il a compris le jeu qu’il préfère – celui qui consiste à se jouer de lui et de cette aura de jeune premier. Ainsi, à l’été 2022, c’est le grand écart : on le redécouvre sur la scène du festival d’Avignon dans le jogging d’Anthony, 14 ans, le héros du roman à succès de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux.

Avec d’anciens camarades de promotion du CNSAD devenus de proches amis, il a également fondé sa compagnie, Mélodrame Production et continue de partager son temps entre le théâtre et le cinéma. “Quand tu joues sur scène, il faut que ce soit large, qu’on t’entende, que tu parles fort. Mais ce que j’ai découvert avec Guillaume Brac, c’est comment enlever l’écran entre moi et le personnage. Mon personnage s’appelait Édouard et ça m’excitait beaucoup que les gens puissent penser que je suis véritablement comme ça dans la vie. Mais c’est un exercice très ténu.”

En 2024, Édouard sera aux César avec le court-métrage de Paul Rigoux, Rapide, nommé par l’Académie, et incarnera le fils d’Agnès Jaoui et frère d’Angelina Woreth (Les Rascals) dans le dernier film de Sophie Filière, décédée trois semaines après la fin du tournage. “Le film va pouvoir sortir car elle a laissé des indications très précises au monteur et à ses enfants. Je suis très impatient de le voir”. Il sera aussi aux côtés de deux étoiles montantes du cinéma français, Benjamin Voisin et Stefan Crepon, face à Vincent Lindon dans À la hauteur, des sœurs Delphine et Muriel Coulin.

Mais son rêve premier serait de tourner un nouveau film, un long-métrage cette fois, sous la direction d’Eugène Green, avec qui il a tourné le moyen-métrage Le Mur des morts. “Il me l’a proposé mais son cinéma étant ce qu’il est, on ne le finance pas. C’est mon rêve car ses films me bouleversent. Mais il a 75 ans et il n’est pas éternel. En 2024, je me souhaite donc de continuer à faire du cinéma et que ce soit toujours aussi dur.” Une exigence de chaque jour.

Les recos d’Édouard Sulpice

  • Un film : La Rivière (1997), Tsai Ming-liang
  • Un essai : Pour une écologie de l’attention, d’Yves Citton
  • Un roman : Les Géorgiques, de Claude Simon
  • Un recueil de poésie : L’Art Poetic’, d’Olivier Cadiot
  • Une pièce de théâtre : Le Beau Monde, par Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche

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