D’étrange manuscrit à best-seller ultra-flippant : comment la Maison des feuilles est devenu un classique de l’horreur à lire absolument

D’étrange manuscrit à best-seller ultra-flippant : comment la Maison des feuilles est devenu un classique de l’horreur à lire absolument

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(© La Maison Toussaint Louverture / dall-e)

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Par Leonard Desbrieres

Publié le , modifié le

Des trajectoires hors du commun, des projets fous nés de l’esprit de créateurs géniaux, une influence déterminante sur la pop culture : quand le livre devient objet de culte.

Ceci n’est pas pour vous“. Quelques mots cinglants, définitifs, viennent déchirer le silence dès les premières secondes de lecture. Une première phrase comme une provocation ou pire encore, un avertissement adressé à tous ceux qui comptaient franchir le seuil de La Maison des feuilles, le premier roman culte de l’écrivain américain Mark Z. Danielewski.

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Ce credo fatal, qui nous accompagne comme un fardeau tout au long de cette plongée littéraire en eau trouble, symbolise à lui seul l’ampleur de la tâche, la violence de l’expérience. Pour la première fois, un livre nous déconseille de rentrer.

Autant vous le dire tout de suite : se frotter à cette bête monstrueuse qui engloutit un à un ses lecteurs est un défi de taille. Pire, tenter en quelques paragraphes de résumer une œuvre inqualifiable, inclassable qui ne se plie pas aux codes de la critique est un sacrilège…

L’auteur du livre, Mark Z. Danielewski (©Kai Nedden/Redux)

De la légende de l’underground au best-seller planétaire

Il fallait être un fou dangereux ou pire, un amoureux de littérature, pour ressusciter d’entre les morts un roman-monde aussi labyrinthique que La Maison des feuilles. Qui d’autre que les Éditions Monsieur Toussaint Louverture et le visionnaire Dominique Bordes pouvait s’attaquer, la fleur au fusil, à pareil défi.

Après le coup d’éclat Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, fascinant roman graphique d’Emil Ferris couronné en 2019 du Fauve d’Or d’Angoulême ; après le coup de maître Blackwater, roman-feuilleton sorti directement en poche tout au long de l’été, devenu un des plus grands succès commerciaux de l’année ; le franc-tireur de l’édition française s’est lancé dans une aventure plus personnelle : ressortir en France, dans une version remastérisée qui respecte à la ligne toutes les exigences littéraires, éditoriales et graphiques de son créateur, un de ses plus grands chocs littéraires. Offrir une seconde vie à un roman légendaire de la culture geek, un phénomène de l’underground à l’existence chahutée.

À la fin des années 1990, un étrange manuscrit circule sur internet et crée un engouement sans précédent. Une communauté de fans se rassemble pour discuter de ce texte mystérieux, unique en son genre. Quelques versions papier circulent également sous le manteau comme un objet de contrebande.

Il s’agit du premier roman d’un sombre inconnu, un certain Mark Z. Danielewski. Après 12 ans d’écriture et plus de 30 refus des éditeurs, l’étudiant en cinéma américain a décidé en dernier recours de court-circuiter le réseau de distribution classique, d’imprimer lui-même quelques ouvrages pour les donner à son entourage et de faire fuiter La Maison des feuilles sur internet.

Si le buzz sur les forums commence à attirer le regard des éditeurs, c’est paradoxalement la sortie d’un film qui va enfin permettre au roman de Danielewski de voir le jour en librairie. En 1999, le succès du Projet Blair Witch consacre, dans le genre de l’horreur, la technique du found footage.

Ce procédé à la mode, qui vise à faire croire que le film regardé par le public est une vieille cassette retrouvée sur les lieux du drame, est également au cœur de La Maison des feuilles. Après de longues négociations, Pantheon Books rafle la mise et fait paraître le livre au tournant du nouveau millénaire. Nommé pour le prestigieux Bram Stoker Award, il devient instantanément culte et se vend à plus d’un million d’exemplaires.

Jackpot.

Prouesse narrative et chef-d’œuvre horrifique

(© Mythologics)

Pour décrire l’entreprise littéraire de l’auteur, l’image la plus communément utilisée est celle des matriochkas, ces poupées russes qui s’emboîtent presque à l’infini, dévoilant sans cesse une nouvelle réalité, plus petite, plus inquiétante.

L’histoire s’incarne d’abord dans la figure de Johnny Errand, un tatoueur de Los Angeles à la vie dissolue qui cherche une chambre à louer. Sur les conseils d’un ami, il se rend dans l’appartement d’un certain Zampanò, un vieil homme récemment décédé. Au milieu des affaires du défunt, il découvre un étrange texte, une sorte de thèse académique consacrée à un mystérieux film, le Navidson Record. Navidson, comme le nom de cette famille de Virginie au destin maudit.

Si l’on suit en trame de fond les pérégrinations de Johnny et qu’on découvre petit à petit l’existence de ce Zampanò qui a voué sa vie à étudier la pellicule, le récit dévoile une troisième couche narrative plus vaste. Sans crier gare, Danielewski nous fait rentrer dans ce mystérieux film amateur et dévoile en image la terrible vérité qui a bouleversé la vie des Navidson…

Alors qu’ils viennent d’emménager dans leur nouvelle demeure, Will, Karen et leurs deux enfants découvrent un soir qu’une nouvelle pièce a surgi dans la maison… Après vérification, la vérité la plus étrange éclate : leur foyer est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Alors qu’ils franchissent le seuil de cette chambre des secrets, un escalier se dévoile sous leurs pieds, un escalier dont ils ne parviennent pas à voir la fin.

Will Navidson, ancien grand reporter, décide alors avec quelques compagnons de mener une expédition filmée pour documenter son exploration et percer les mystères de ce phénomène paranormal. Sans se douter qu’à chaque expédition, il pénètrera plus loin dans un enfer sans limite et sera condamné, avec les autres, à une mort certaine.

Dans les allées du labyrinthe…

La Maison des feuilles offre une expérience de lecture unique en son genre, aussi jouissive qu’éprouvante. Souvent présenté comme un des récits les plus terrifiants jamais écrits, le chef-d’œuvre de Mark Z. Danielewski peut s’appréhender comme l’ultime roman d’horreur.

Les explorations successives de Will Navidson et sa bande dans les allées sombres et interminables du dédale caché au cœur de la maison offrent des scènes d’effroi qui restent à tout jamais gravées dans la mémoire. Danielewski se sert de la fascination millénaire pour le labyrinthe et transforme son roman en laboratoire à fantasmes et en cauchemar psychanalytique. L’errance, la peur, la mort : voici ce qui attend quiconque franchit le seuil de ce royaume des ténèbres.

(© Les Editions Monsieur Toussaint Louverture)

Peu à peu, la folie s’installe à tous les étages. Plus Johnny avance dans sa lecture des écrits de Zampanò, plus il est happé par cette histoire dévorante. Plus Zampanò progresse dans sa thèse, plus on découvre son obsession maladive pour le film. Plus Will évolue dans le labyrinthe, plus il s’acharne à aller toujours plus loin. Plus le lecteur avance dans le roman, plus il est hanté par son histoire étouffante.

Pour représenter son récit, Danielewski a même mis au point une structure graphique proprement hallucinante. Les notes de bas de page racontent à elles seules une autre histoire, des pages entièrement blanches surgissent avec juste un mot ou une phrase, des cases viennent se superposer et font dévier la narration, des photos ou dessins trouent parfois le texte. Il arrive même qu’il faille tourner le livre dans tous les sens pour suivre la marche folle de l’écriture.

Le romancier expliquait :

“Il y a ce lien qui me fascine entre ce qu’on comprend d’un texte et la manière dont on le compose dans sa tête. Il ne faut jamais oublier que ce truc dans notre crâne pense en trois dimensions, distribue les informations, modifie l’espace physique autour de nous.”

Fiction vertigineuse qui rappelle parfois le Cloud Atlas de David Mitchell (adapté au cinéma par les sœurs Wachowski en 2012), La Maison des feuilles se rapproche aussi de l’entreprise borgésienne de La Bibliothèque de Babel en ce qu’il est une sublime mise en abîme de la puissance de l’imaginaire et de la flamme indescriptible qui anime les écrivains.

Le romancier progresse dans l’écriture exactement comme Will dans son effroyable dédale :

“[Quand j’écris, ndlr], l’air se raréfie, devient de plus en plus froid. J’alterne les moments de désorientation, et les accès de clarté. J’ai l’impression d’avoir à redéfinir mon moi, d’avancer dans une sorte d’écume quantique où je sais que je peux me perdre à tout jamais.”

Slenderman, creepypasta, Fondation SCPLa Maison des feuilles a eu une influence déterminante sur le milieu de l’horreur, notamment sur les légendes urbaines et les œuvres collaboratives qui pullulent sur internet. Objet de culte et sujet obsessionnel de la communauté geek, influence souterraine de la pop culture, le roman n’a pourtant jamais eu le droit à une vie sur grand écran, mis à part un sombre faux documentaire, The Navidson Record, produit par Miramax.

Ultime paradoxe d’une aventure littéraire hors-norme, Danielewski, fils d’un cinéaste polonais d’avant-garde a pensé son livre comme un film où chaque chapitre est une séquence et chaque page un plan, mais il a toujours farouchement refusé le moindre projet d’adaptation.