Le chanteur et musicien franco-libanais Bachar Mar-Khalifé était en concert à la Maroquinerie, début février. À cette occasion, ce touche-à-tout nous a parlé du piano, de son Liban natal, de la foi et du bonheur de vivre.
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Trois albums, deux EPs, une série de concerts à guichet fermé et une notoriété croissante. Bachar Mar-Khalifé, auteur, compositeur et interprète franco-libanais, creuse son sillon depuis cinq ans. Arrivé en France à l’âge de 6 ans, après avoir fui la guerre civile au Liban, il a suivi des études de musique classique au Conservatoire national de musique de Paris, avant de trouver sa propre voix.
Chant puissant, arrangements soignés et rythmes entraînants : Bachar Mar-Khalifé explore les modalités de son instrument de prédilection, le piano, sans s’enfermer dans un genre musical spécifique. Rencontre avec un artiste aux influences multiples, pour qui l’exil est une quête identitaire plutôt qu’un fardeau.
Konbini | Il se dit que vous avez mis du temps à vous familiariser avec la scène. Comment vous sentez-vous, aujourd’hui ?
Bachar Mar-Khalifé | Au départ, aller sur scène n’était pas du tout naturel pour moi. Encore maintenant, je considère que c’est une chose qui n’est pas “normale”. C’est littéralement extraordinaire, de faire face à ces gens… On ne peut pas maîtriser totalement et c’est cette prise de risque qui fait le charme d’un concert. Avec l’expérience, on apprivoise un peu. Je me gère mieux qu’avant, et surtout quand je jouais en solo. Quand on est accompagné sur scène, l’énergie est partagée. C’est positif. La phase post-concert est toujours intéressante à analyser. Il y a beaucoup d’euphorie, de repos. Tout va bien.
En live, on remarque encore plus à quel point votre musique est éclectique. Vous le cultivez, cet aspect touche-à-tout ?
Musicalement, je ne recherche pas grand-chose. Il faut aller au-delà de la musique pour trouver des réponses. Mon parcours de vie, en tant qu’être humain sur la Terre, a provoqué beaucoup de choses : le fait d’être né quelque part et vivre à un autre point du globe, voyager… Avoir toutes ces identités qui se mélangent, culturelles, sociales, musicales. Toutes ces choses que j’ai côtoyées dans ma vie, elles ressortent dans mon travail.
Avant d’entrer en studio, j’évite de trop préparer la session d’enregistrement, j’évite d’intellectualiser le travail que je veux faire, pour laisser s’exprimer un moment, quelque chose. Ce sont des accidents, il faut être à l’écoute de ces choses. Refuser les définitions, de questionner pourquoi autant d’éclectisme.
Vous mélangez des chants traditionnels syriens ou koweïtiens avec du piano classique, Serge Gainsbourg et même, en live, des sonorités dance. Vous n’êtes pas un peu schizophrène, quand même ?
Je ne crois pas, non. Petit à petit, je me suis rendu compte que, quand on est musicien, travailler comprend des limites. On peut être tenté de créer un cadre d’où il est difficile de sortir. Beaucoup de musiciens ont ce syndrome, ils connaissent tellement leur instrument et leur esthétique qu’ils s’y enferment. C’est sans doute ce qu’il y a de plus terrible, pour un artiste.
Sur les disques ou en concert, je ne vois pas de contradiction entre le premier morceau et le dernier. Ni le premier ni le dernier ne se justifient sans l’autre. Comme dans la vie. Pour avoir conscience des moments d’exaltation et de joie, on doit aussi passer par des phases de desespoir, de souffrance et de solitude. Tous ces sentiments vivent parce qu’ils existent en même temps.
Est-ce que la reconnaissance du public vous a permis de gagner en confiance ?
Je n’ai jamais réfléchi à ça. Pendant très longtemps, je faisais partie de beaucoup de projets très différents, avec des gens variés. J’ai toujours eu mon projet personnel, mes envies en tête mais j’ai mis beaucoup de temps à les concrétiser. Cela s’explique aussi par le fait que mon rythme naturel biologique est un peu lent. Je ne calcule pas les choses comme ça. Je ne pensais pas faire de disque, finalement j’en ai fait. Je ne pensais pas chanter, finalement j’ai chanté. C’est une liberté que je poursuis. Je fais ce qui me ressemble le plus.
Comment vient-on au chant quand on a d’abord un parcours d’instrumentiste, comme vous ?
Je ne suis pas chanteur. Je n’ai pas appris le chant au cours de ma formation mais le piano, les percussions. Le chant a toujours fait partie de ma vie, à travers mes parents : mon père est un chanteur connu et ma mère chante tout le temps dans la vie, du matin jusqu’au soir. D’une manière générale, dans mon entourage familial et amical, la chanson est très présente. Cela faisait partie de mon environnement et je sentais que j’avais besoin de chanter, mais je ne pensais pas que ça m’était permis, que j’en serais capable.
La première fois où je l’ai vraiment fait, et encore je pense l’avoir fait à moitié, c’était sur mon premier disque, Oil Slick, sorti en 2010. Mon premier concert chanté, c’était en 2011, à la Gaîté Lyrique. Deux minutes avant le concert, je ne savais pas ce que je faisais là, je me disais que j’étais trop con d’avoir accepté ce concert, je ne savais pas si ma voix allait sortir !
Tout cela se fait avec le temps. La voix, c’est une question existentielle, corporelle, un engagement. Est-ce que j’ai besoin de chanter ? Oui. Est-ce que je vais pouvoir le faire ? Je m’accroche et je l’assume. Il y a quelque chose comme un combat entre moi et moi-même.
“Je n’aime pas cette image bourgeoise du piano, je le préfère prolétaire, mal accordé”
Vous le prenez mal si on vous dit que sur scène, vous et vos deux musiciens, un bassiste et un batteur, on dirait un peu de la musique de chambre ?
J’ai beaucoup fait de musique de chambre, c’était un passage essentiel et primordial dans la formation d’un musicien classique. C’était le seul moment où je sentais que j’apprenais des choses et que je progressais, au contact des autres. Le solo est un exercice très exigeant, très différent, très difficile à assumer physiquement. Ce n’est pas un hasard si toutes les formations de jazz ou de rock sont soit des trios soit des quartettes. C’est la base, la forme la plus complète et légère possible.
Donc oui, ce que l’on fait sur scène, c’est de la musique de chambre, au même titre que les grands groupes de rock ou de jazz ! C’est être au service d’une musique qui nous unit complètement et rassemble les gens autour de nous. C’est un don du ciel, j’allais dire !
Dogan, le batteur, je l’ai rencontré par hasard. Il faisait la première partie d’un de mes concerts avec son groupe l’année dernière, il avait 17 ans. Alex, à la basse, je le connais depuis mon enfance, en France. Il est sur mon premier disque. Quand je jouais en solo, ça m’a manqué terriblement, d’être joyeux sur scène, comme ça, avec eux. Même si, à l’époque, j’avais besoin de solitude et de prendre des risques.
Vous avez une formation classique. Comment passe-t-on d’une pratique où l’on joue assis, “droit comme un i”, à quelque chose de plus physique, debout ?
Ça s’est fait progressivement. Le problème, c’est que cette manière classique de jouer du piano, je n’en suis pas responsable, et elle est très éloignée de la relation que pouvaient avoir certains compositeurs avec leur instrument. On a mytifié et sacralisé cet instrument. Aujourd’hui, le piano que l’on voit dans la majorité des concerts, c’est une image faussée. Le Conservatoire porte bien son nom !
L’instrument a beaucoup plus de possibilités. C’est une erreur grave de l’avoir sacralisé, de se dire que c’est uniquement des touches noires ou blanches… Les musiciens comme John Cage ont fait beaucoup de bien à la musique et aux rapports aux instruments. Placer des balles de ping-pong dans les cordes, il fallait y penser ! Le piano reste un outil, au même titre qu’une casserole. Je n’aime pas cette image bourgeoise du piano, je le préfère prolétaire, mal accordé, quand il donne tout ce qu’il a dans ses cordes et son bois.
Vous êtes bilingue en français et en arabe, mais vous chantez essentiellement dans cette langue. Pourquoi ce choix ?
C’est venu naturellement, dès mes premières chansons, bien avant de me dire que j’allais enregistrer un disque. Aujourd’hui, je pense que c’était un choix qui s’est imposé car c’est une langue que je parle, mais dont je ne maîtrise pas la lecture ni l’écriture. Quand j’étais petit, on parlait arabe à la maison. Ma famille et moi revenions régulièrement au Liban. Cette langue renvoie à mon enfance, à quelque chose de très imagé.
Le français constitue ma langue d’éducation. J’ai tout lu en français. C’est plus cadré, dans ma tête, la langue française propose moins de liberté que l’arabe. Par rapport à la poésie, aux sonorités qui me viennent, l’arabe reste plus facile pour moi. Mais il n’y a rien d’exclusif. J’ai déjà fait des expérimentations en français et en anglais, je vais bientôt avoir besoin d’autre chose. Et puis, c’est aussi un outil. Je ne veux pas accorder une importance démentielle ni aux mots ni aux verbes, ça reste de la musique.
“Les mots ont une place trop importante de nos jours. On apprend beaucoup plus, on vit plus fort avec quelqu’un qui ne parle pas trop”
Vous n’avez pas peur de maintenir une distance avec un public non arabophone ?
Cela intervient à la création des chansons, bien avant que je puisse me dire : “Tiens ce soir, c’est un public parisien qui ne comprend pas l’arabe.” Je n’ai pas ce souci de savoir qui va comprendre ou ne pas comprendre. Quand je compose, je suis seul, par terre ou au bureau. Je n’ai pas de stratégie.
Ce que je trouve beau après coup, c’est que ce public qui n’est pas arabophone me renvoie des choses magnifiques qui sont exactement là où moi je ressentais les choses dans telle ou telle chanson. Ça prouve le pouvoir de la musique et l’erreur qu’on fait d’accorder trop d’importances aux mots, en société, en famille, à la télé ou dans les discours politiques.
Les mots ont une place trop importante de nos jours. On apprend beaucoup plus, on vit plus fort avec quelqu’un qui ne parle pas trop. Je pense à l’image d’un vieux pêcheur avec qui on passerait ses journées sans parler mais on vivrait des choses très fortes, plus qu’avec quelqu’un qui bavarderait trop.
C’est aussi un geste politique de dire : “Regardez cette belle langue et cette culture”, aujourd’hui en particulier ?
Je suis conscient que, comparé aux années 1990, le rapport de la société française a changé sur ce point. On ne passe plus vraiment Cheb Mami, Khaled ou Rachid Taha à la radio… Mais cela ne change rien à ce que je fais. Ma musique ne se focalise pas sur les questions géopolitiques actuelles ou la présence historique des Arabes en France, thèmes qui me passionnent et pour lesquels je peux m’investir par ailleurs. Ce serait dommage d’inclure la musique dans quelque chose d’aussi concret. Si les gens se posent des questions tant mieux, c’est important qu’ils n’aient pas de frontières dans leur manière d’écouter de la musique. Qu’ils restent ouverts et aillent à contresens.
Vous faites des prières lors de vos concerts, mais en même temps vous demandez à Dieu de “nous laisser tranquille”. Vous êtes quelqu’un de croyant ?
Plutôt que de croire, je préfère dire que je doute. Le doute fait partie de la foi. Artistiquement, c’est bien plus intéressant que la notion de croyance. Le doute génère des choses inconfortables, des questionnements. Les croyants n’ont pas le monopole de la prière, c’est justement quand on doute que l’on a envie de prier. Je n’appartiens à aucune religion, je me rattache à la Terre, à quelque chose de très naturel, en fait.
En même temps, j’aime me faire une place dans ce monde où les gens parlent beaucoup trop de la religion. Je n’ai pas envie de laisser cette place uniquement aux religieux, aux spécialistes ou aux politiques. Un concert, c’est comme une grande prière, une communion en tout cas. C’est important de garder cet intérêt pour la spiritualité.
Un des plus beaux moments du concert, c’est quand vous criez “liberté” au milieu d’une chanson. On se demande si vous demandez la liberté pour les autres ou pour vous.
Je l’ai crié ce mot, c’est vrai, mais ce n’est pas une chose que je fais toujours. Dans un sens, je crois que je crie pour moi, et si je le crie pour moi je le crie pour l’humanité tout entière. Non pas que je sois le centre de l’humanité, mais chacun de nous est le centre de l’humanité. Ça fait du bien à la fois de le crier et de l’entendre. Je pense que plus on est à crier le mot “liberté”, plus on est à l’entendre. Dans un moment particulier, c’est peut-être le mot qui peut unir toutes les belles âmes sur terre. Il résume tellement de choses et il va tellement à l’encontre de la réalité politique que c’est important de lui laisser sa place.
Vous avez fui la guerre au Liban avec votre famille, quand vous étiez enfant. Est-ce que vous vous considérez encore comme un réfugié ?
Je suis… [il fait une pause] C’est toujours difficile d’essayer de se définir, surtout quand on en a plusieurs identités ou qu’on les refuse toutes. Je comprends qu’on veuille définir qui je suis et d’où je viens. Mais à choisir, je ne serais ni français, ni libanais, ni réfugié, ni rien de tout ça.
Je pense aussi qu’être réfugié ce n’est pas forcément un parcours politique : l’exil peut naître de l’intérieur, cela peut être un besoin. C’est présent chez beaucoup de personnes, de se réfugier même si on ne va pas loin, si on s’isole. Métaphoriquement, j’accepte et j’aime cet état d’exil, tout en sachant que je ne pourrai jamais trouver ce lieu idéal où trouver refuge.
Le mot “Liban”, vous l’associez à quoi aujourd’hui ?
Je cultive ces souvenirs d’enfance magnifiques par rapport à mon pays natal, bien que ce pays ait été en guerre et qu’il soit contradictoire de dire que j’ai eu une enfance heureuse. Je suis de plus en plus serein, apaisé par rapport au passé. Je me rends compte de la richesse que j’ai eue grâce à ce parcours.
Quand j’entends une chanson, un bruit, l’odeur du café que ma mère prépare, quand je revois un ancien ami ou ma grand-mère, c’est tout de suite des choses positives et qui me donnent une force incroyable. Je suis invincible avec des souvenirs comme ça.
Si mes proches m’entendaient, ils me contrediraient, car j’ai aussi mes fragilités. Cela dit, ces souvenirs me font tenir debout et plutôt la tête haute. Je n’ai pas besoin de prouver quoi que ce soit. Ces souvenirs, j’en prends soin, et j’attends avec impatience le moment où j’irai jouer au Liban.
Bachar Mar-Khalifé sera en concert le 31 mars à Nanterre (maison Daniel-Féry), le 2 avril à Massy (centre Paul-Baillard), le 15 avril au Printemps de Bourges (Cher), le 22 avril à Faches-Thumesnil (centre musical Les Arcades), le 10 mai à Paris (La Gaîté Lyrique) et début août au festival du Bout du monde.