Au Japon, un projet artistique libère la parole des hikikomori, ces reclus sociaux en détresse

Au Japon, un projet artistique libère la parole des hikikomori, ces reclus sociaux en détresse

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© Nate Neelson/Unsplash

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Par Konbini avec AFP

Publié le , modifié le

"Les hikikomori sont mal perçus avant tout parce qu’ils ne travaillent pas", alors que "le travail est vraiment un élément très important de l’identité japonaise".

Robots, ateliers d’écriture, manifestations : des anciens hikikomori participent au Japon à la création d’un spectacle, qui sera un moyen de s’exprimer sur leur expérience de retrait social radical et de regagner confiance en soi.

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“Ceci est une manifestation de hikikomori ! On ne veut pas être forcés à travailler ! Arrêtez de nous oppresser !”, scandaient il y a quelques mois une quinzaine de manifestant·e·s dans les rues de Takatsuki, une ville de l’immense banlieue entre Osaka et Kyoto, devant des passant·e·s médusé·e·s ou indifférent·e·s.

Les manifestations sont rares au Japon, et probablement inédites de la part des hikikomori : ces personnes qui, par détresse, se cloîtrent chez elles pendant au moins six mois d’affilée. Un phénomène social massif au Japon, où plus d’un million de personnes entre 15 et 64 ans seraient concernées, selon une estimation gouvernementale de 2020.

“Le Japon ne prévient pas et ne traite pas les troubles mentaux des enfants et des adolescents”, ce qui provoque à l’âge adulte des situations de retrait social face à de fortes pressions éducatives et professionnelles, estime Nicolas Tajan, psychologue et psychanalyste, maître de conférences à l’université de Kyoto.

“Les hikikomori sont mal perçus avant tout parce qu’ils ne travaillent pas”, alors que “le travail est vraiment un élément très important de l’identité japonaise”, rappelle ce chercheur à l’AFP. Beaucoup pensent que leur réinsertion dans la société japonaise est impossible, “ce qui renforce leur conduite de retrait”.

“Je me mentais à moi-même”

Seiji Yoshida, 42 ans, a été hikikomori pendant sept ans quand il était trentenaire. “Je montais l’escalier de ma vie mais je me mentais à moi-même”, a-t-il confié à l’AFP le jour de la manifestation à Takatsuki. “À côté du travail, je n’avais rien. J’en avais marre.”

“C’est un problème social […], mais la société leur a fait croire que le problème venait d’eux”, déplore Atsutoshi Takahashi, médiateur de New Start Kansai, une association locale accompagnant des hikikomori et des personnes l’ayant été comme M. Yoshida.

En collaboration avec cette association, deux artistes français·es, Éric Minh Cuong Castaing et Anne-Sophie Turion, préparent Hiku, un spectacle mêlant chorégraphies et nouvelles technologies. Des images vidéo de manifestations organisées par l’association feront partie du décor. Trois robots de téléprésence contrôlés à distance par des hikikomori depuis leur domicile au Japon investiront la scène, traçant des messages au sol ou interpellant le public.

Ces robots sont “une sorte d’avatar” pour questionner “l’absence-présence, qui est le sujet aussi des hikikomori”, explique à l’AFP Éric Minh Cuong Castaing, qui a pour principe d’associer à ses projets artistiques des personnes en situation de handicap ou socialement marginalisées, en tissant des liens avec elles sur la durée.

“Je veux sourire”

Pour certain·e·s hikikomori, “ça a quand même été un défi de nous accueillir et de nous parler”, confie Anne-Sophie Turion. Mais le fait d’être des étranger·ère·s facilite les confidences, “parce qu’il n’y a pas le même jugement”, et passer par un interprète rend aussi le dialogue “moins frontal”, analyse-t-elle. “On a découvert des personnes avec qui on s’est sentis plus proche qu’on n’aurait pu le penser.”

C’est justement l’un des buts de Hiku, dont les représentations commenceront à l’automne 2023 en France et ailleurs en Europe. Les hikikomori nous donnent “des façons de réfléchir sur notre vie”, selon Éric Minh Cuong Castaing. “Dans cet espace de faiblesse, de fragilité”, il y a aussi une forme de résistance pour “ne pas être juste un soldat en costume-cravate”.

Seiji Yoshida se dit “très fier” de participer au projet. Lors d’un atelier d’écriture avec les artistes, il a composé le slogan d’une banderole de manifestation : “Je veux sourire”. “Vivre est une manif”, a écrit un autre ancien hikikomori donnant seulement son surnom, Minamikata (“Cap au sud”). Car “que l’on ait un handicap ou pas, vivre sa vie signifie s’exprimer soi-même”, déclare ce jeune homme de 29 ans atteint d’un fort bégaiement.

L’art peut aider les hikikomori “à se rebrancher sur de la créativité”, à leur parler “sur un autre mode” plutôt que celui de la psychiatrie ou de la réinsertion professionnelle, et à “favoriser” leur expression, approuve M. Tajan. Mais le chercher s’interroge : au Japon, veut-on vraiment entendre ce que ces “révélateurs des problèmes de la société” ont à dire ?