Accéder au panthéon des Goncourt les plus vendus de l’histoire n’était pas dans les plans d’Hervé Le Tellier, avec L’Anomalie, ni même des éditions Gallimard qui, malgré leur expérience, n’avaient pas anticipé ce succès. “Ce n’était pas tout à fait un succès obligatoire, prévu, indispensable. Il n’y a pas de recette : je ne m’y attendais pas du tout moi-même”, dit Hervé Le Tellier à l’AFP.
Quelque 633 000 exemplaires du roman ont été écoulés, selon l’institut GfK, ce qui a permis de dépasser, à la deuxième place, Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Goncourt 2006 et autre titre de Gallimard. À la première place, L’Amant de Marguerite Duras (Goncourt 1984) atteint 1,63 million d’exemplaires, d’après les Éditions de Minuit.
Ce sont là les titres pour lesquels existent des chiffres fiables, les uns parce qu’ils datent d’une époque où le secteur de l’édition s’est doté d’outils de mesure précis, et l’autre parce qu’il n’a connu qu’un seul éditeur et un seul format. À proprement parler, Les Bienveillantes ou Chanson douce de Leïla Slimani, Goncourt 2016, comptent plus d’exemplaires, en incluant l’édition poche (Folio).
Gallimard souligne toutefois que L’Anomalie est un plus grand succès au sein de sa prestigieuse Collection blanche. Il existe aussi d’autres romans primés au XXe siècle qui se sont mieux vendus, sans qu’on sache à quel point, entre la démultiplication des éditions et l’inconnue des stocks d’invendus.
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Chiffres invérifiables
La Condition humaine d’André Malraux, Goncourt 1933, passe pour le champion toutes catégories : on parle de 4 millions d’exemplaires, ce que Gallimard ne peut ni confirmer, ni infirmer. Combien d’exemplaires du Goncourt 1919 de Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs ? Personne ne sait. Et pour Les Noces barbares de Yann Queffélec, énorme succès chez France Loisirs ? Le chiffre de 2 millions a parfois été avancé.
Pour L’Épervier de Maheux (éditions Pauvert), Goncourt 1972, un autre éditeur de Jean Carrière, l’auteur, parlait en 1987 de 1,7 million d’exemplaires, qui en feraient 2 millions aujourd’hui. Invérifiable. Point commun entre ce dernier best-seller et L’Anomalie : un lancement discret, puis un emballement progressif. Carrière, qui n’avait publié auparavant qu’un seul roman, aux ventes très modestes, avait vu le succès lui tomber dessus sans prévenir. Hervé Le Tellier, à 63 ans, avait plus de 20 titres derrière lui, tout en restant méconnu du grand public.
Il n’a aucunement bénéficié du plan médias qui avait porté L’Amant, attendu comme l’une des œuvres les plus importantes d’une romancière de légende, ou Les Bienveillantes, présenté par Gallimard aux journalistes comme l’événement éditorial de la décennie. Au contraire, les jurés du prix Goncourt ont cette année choisi de récompenser un roman d’anticipation exigeant.
“Alignement de planètes”
“Le premier tirage est de 12 500 exemplaires, ce qui est peu, mais la demande a été immédiate. Très vite il a fallu réimprimer : le bouche-à-oreille était très bon. Ensuite, être sur liste de plusieurs prix, ça a éveillé l’attention chez les libraires et les journalistes, avec des critiques tombées assez tardivement”, se souvient Hervé Le Tellier.
L’auteur de L’Anomalie évoque “une sorte d’alignement de planètes”. “L’arrivée tardive des critiques par exemple. Mieux vaut une page fin octobre qu’un quart de page en septembre. Et puis c’est triste à dire, mais l’impossibilité d’entrer dans les librairies a fait que les romans en vitrine étaient beaucoup plus achetés”, estime-t-il.
Hervé Le Tellier est président de l’OuLiPo, pour “OUvroir de LIttérature POtentielle”, un atelier de littérature expérimentale dont l’objectif est de s’amuser avec les contraintes littéraires et linguistiques. Et si son style, son œuvre futuriste et sa galerie de personnages piégés dans une quatrième dimension s’annonçaient assez peu porteurs, le pitch du roman, celui d’un inexplicable incident survenu au cours d’un vol entre New York et Paris, attise quant à lui la curiosité.
Mais Hervé Le Tellier croit aussi à un ingrédient : son titre. “Quelle ironie. Ce qui était un mauvais titre au départ a pris une dimension autre, avec l’année de dingue qu’on a tous passée.” Et l’année écoulée n’est certainement pas étrangère au succès de son ouvrage. Si le secteur de la culture sortira sinistré de la pandémie, le livre, quant à lui, ne connaît pas la crise. Grâce au confinement, 30 % des Français déclaraient avoir lu plus que d’habitude et, en 2020, l’industrie du livre n’aura finalement accusé qu’un recul de 3 % de son chiffre d’affaires par rapport à 2019.
En décembre, à la réouverture des librairies, érigées en symbole des grands sacrifiés de la crise, les ventes de livres ont bondi de 35 % par rapport à décembre dernier, notamment grâce aux prix littéraires, très plébiscités par les clients. D’après Alice Breniaux, de la librairie des Arcades à Lons-le-Saunier, “le fait que le prix Goncourt soit attribué juste un mois avant Noël a beaucoup aidé. Les gens ne demandaient pas de quoi ça parlait, ni si on avait aimé : ils l’achetaient pour l’offrir. Là il continue à bien se vendre”, a-t-elle expliqué à l’AFP.
Konbini avec AFP