“Aimer reste un combat” : Zeno Graton offre une ode à la tendresse et à la liberté avec le film Le Paradis

“Aimer reste un combat” : Zeno Graton offre une ode à la tendresse et à la liberté avec le film Le Paradis

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© Tarantula/Silex Films/Rezo Films/Menuetto

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Par Flavio Sillitti

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Pour son premier long-métrage, le réalisateur belge Zeno Graton met en scène l’amour dans un centre de détention pour jeunes. Une histoire de tendresse aussi juste que romanesque.

Rencontre. Il y a chez Zeno Graton cet amour, naturel, de l’amour. La passion, le désir, la découverte, l’attachement : ces notions ne lui sont pas étrangères, et le jeune réalisateur belge les matérialise avec une poésie à la fois narrative et visuelle – la direction de la photographie étant d’ailleurs son principal domaine de formation.

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Dans son premier long-métrage Le Paradis, en salle le 10 mai prochain, Zeno Graton garde les principaux marqueurs de ses premiers courts-métrages (la passion, la masculinité, le genre) mais articule son récit autour des notions de tendresse et de liberté, en racontant l’histoire d’une passion qui naît au mauvais endroit, à savoir au cœur d’un centre de détention pour mineurs.

En convoquant les forces d’une troupe d’acteurs captivante, menée par le tandem symbiotique de Khalil Ben Gharbia (Peter von Kant) et Julien De Saint-Jean (Arrête avec tes mensonges), mais aussi des véritables protagonistes de ce drame social, ceux qui évoluent de l’autre côté de la focale sublimante, Zeno Graton réussit l’exercice du premier film par la force du collectif et de la responsabilité de représentation.

Un film pudique et sensible, guidé par la sublime bande originale arabisante de Bachar Mar-Khalifé, et dont la simplicité romanesque volontaire du récit ne ternit ni l’esthétique si personnelle du film ni l’importance de son propos, tant pour son traitement inédit du récit queer que pour les questions politiques qu’il soulève.

Rencontre avec le réalisateur Zeno Graton et les souffles d’inspiration derrière son premier long-métrage.

Konbini | Quelles sont tes premières amours de cinéma ?

Zeno Graton | J’adorais les films en général, qui me permettaient de donner du sens à mes émotions en voyant que d’autres personnes les avaient déjà mises en forme. En grandissant, j’ai eu plusieurs chocs : Elephant de Gus Van Sant, ou Théorème de Pasolini, qui m’a fait comprendre qu’il était possible de lier l’esthétique, l’érotique et le politique. Il y a également le cinéma de Wong Kar-wai, avec Happy Together, qui est l’un des premiers films dans lesquels j’ai pu me reconnaître, aussi bien dans sa forme que son propos.

En quoi t’es-tu reconnu dans Happy Together de Wong Kar-wai ?

Ce film m’a permis de voir qu’on pouvait raconter des histoires d’amour entre deux garçons en évitant le sujet du dépassement de la honte ou le conflit lié à l’inhibition. C’est un récit qui m’a fait beaucoup de bien à l’époque, car j’avais l’habitude de ne voir que des récits de jeunes gays qui souffraient énormément. Avec ce film, j’ai découvert un regard désirable sur les personnages gays.

Dans ton premier film, Le Paradis, on retrouve ce même regard désirable à travers le vécu du personnage de Joe, un jeune homme homosexuel incarcéré en centre de détention pour jeunes.

En effet, j’ai voulu reproduire ce regard désirable. J’ai voulu que le public puisse s’identifier à des personnages qui n’ont aucun problème avec la manière dont ils aiment et pour qui le conflit va se situer à un endroit plus universel. Un endroit lié au désir, à la passion, au manque, à la trahison, à la réconciliation. Mais pas à la honte.

Peut-on dire que le personnage de Joe est un personnage politique ?

C’est un personnage principal queer et arabe. Et, politiquement, c’était très important d’investir cela, de donner à voir un personnage fier de qui il est et d’où il vient. Étant moi-même à moitié tunisien, il m’était interdit de cloisonner à nouveau un énième personnage maghrébin dans une case d’exotisation ou de victimisation. Le personnage de Joe n’est pas objet du regard de quiconque. C’est un personnage principal qui est sujet de sa propre narrative.

Retrouve-t-on une part de toi dans ce personnage principal ?

Oui. Je pense qu’au cinéma, il faut toujours partir de soi. C’est grâce à son intime personnel qu’on arrive à rencontrer l’intime des autres.

Tu as parlé de Pasolini comme inspiration cinématographique, et c’est assez intéressant de voir que contrairement à lui, qui a toujours porté le coït homosexuel à l’écran de façon crue et explicite, tu as décidé de représenter les quelques scènes de sexe de ton film avec poésie et sobriété.

J’avais très envie de montrer la sexualité entre hommes de manière tendre, parce qu’elle est trop souvent représentée de façon brutale, rapide, cachée, parce que liée à un sentiment de honte. Au cinéma, elle a trop souvent été ramenée à ce qu’il y a de plus triste dans la pratique sexuelle. Je voulais donner à voir une sexualité joyeuse, libre et tendre. Et je trouve ça presque plus subversif de montrer de la tendresse entre deux garçons plutôt que de la simple sexualité.

Et pourtant, il serait trompeur de parler d’un film queer, tant l’homosexualité des protagonistes est anecdotique au sein de la trame de l’histoire. C’était volontaire de t’éloigner des carcans narratifs habituels, comme l’homophobie ou le secret ?

Oui, c’était important pour moi qu’il n’y ait pas d’homophobie dans ce film, l’intention étant de calquer l’élan de notre jeunesse actuelle, pour qui la question de l’orientation sexuelle n’en est plus une et qui est beaucoup plus fluide en termes d’identité de genre. C’était important pour moi de normaliser la tolérance.

L’époque est truffée de ces nouvelles fictions qui normalisent les récits queers. Tu en as une en particulier qui t’a guidé pour Le Paradis ?

Euphoria de Sam Levinson. De l’histoire de la série, elle fait partie de l’une de celles qui ont le mieux fonctionné aux États-Unis, et ce, en mettant en scène un couple composé d’une femme transgenre et d’une femme métisse. Le tout sans jamais faire de leur identité ou du dépassement de la honte un des sujets du show. La question de l’homophobie ou de la transphobie n’existe que très discrètement dans Euphoria. Cette série m’a montré qu’on ne pouvait pas faire en dessous. On doit s’adresser à cette jeunesse qui a déjà compris cette jeunesse.

Pourquoi avoir voulu raconter la tendresse dans un endroit comme un centre de détention, où la tendresse ne semble pas vraiment réalisable ?

Le centre de détention représente une forme d’arène, qui allait me permettre de générer du conflit et matérialiser l’idée que l’amour reste un combat. Son architecture est une métaphore de la manière dont les personnes queers peuvent se sentir libres dans leur cœur et dans leur corps tout en étant télescopées dans un système qui les empêche de vivre cette liberté à cent pour cent. Je me suis dit que si les personnages du film étaient capables de tendresse là-bas, alors on était capables de tendresse partout.

Le film offre également une réflexion intéressante sur la notion subjective de liberté. La liberté du personnage de Joe, par exemple, serait d’être enfermé aux côtés de celui qu’il aime plutôt que dehors et tout seul.

Selon moi, l’endroit de liberté se trouve dans le lien et l’ouverture à l’autre. L’autre à aimer, l’autre qui t’aime. La liberté qu’on propose au personnage de Joe au début du film a quelque chose de très sec : un appartement vide, une solitude évidente. Alors qu’à l’intérieur du centre de détention se trouve cette passion avec le personnage de William, qui ouvre une porte vers une liberté désirable.

D’un point de vue plus institutionnel, le film est aussi politique dans le sens où il remet en question l’institution carcérale juvénile. As-tu rencontré une certaine forme d’omerta ou de résistance de la part des autorités publiques quant à ton projet ?

Il n’y avait pas forcément de résistance. Au contraire, j’ai assez rapidement reçu l’autorisation du ministère de l’Aide à la jeunesse de Belgique pour enquêter sur le sujet, notamment en accédant aux centres de détention. Je pense qu’ils l’ont vu comme une occasion d’élaborer une critique constructive de l’institution. Ma démarche n’a jamais été manichéenne par rapport à la représentation de ces centres, qui demande une lecture globale et profonde, et c’est ça qui les a rassurés également.

Comment as-tu mené ton enquête sur le terrain pour l’écriture du film ?

J’ai passé un mois dans une petite commune belge, où je me rendais tous les matins avec ma moto dans le centre de détention environnant. Ça me permettait d’être proche de tous ces jeunes, des éducateurs, de recueillir leur parole, de tenter de comprendre les mécanismes qui régissent cette institution. Sans ces rencontres, je n’aurais jamais pu critiquer l’institution de manière aussi juste. J’ai écrit l’essentiel du film suite à ce premier mois, puis j’y suis retourné une deuxième fois pour confronter ce que j’avais déjà écrit à la réalité sur un temps plus long.

Et que t’as apporté cette deuxième immersion ?

Ça m’a permis de me rendre compte que les jeunes avaient été remplacés par d’autres jeunes, que les taux de récidive de ceux que j’avais rencontrés avaient été énormes, que leur réinsertion ne s’était pas bien passée, que les éducateurs étaient encore plus écrasés par ce système néolibéral qui les fait travailler plus d’heures en les payant moins. Bref, ça m’a redonné un vrai kick et une urgence de raconter ces histoires.

Comment les jeunes acteurs du film ont-ils réussi à assurer la lourde tâche de représentation de ces jeunes détenus au quotidien si complexe ?

J’ai emmené la troupe d’acteurs du film à la rencontre des jeunes du centre de détention, avant le tournage, pour qu’ils puissent rencontrer les personnes qu’ils allaient devoir incarner. Et ce qui était assez beau, c’est qu’ils ont pu constater l’ampleur de cette réalité qu’ils ne connaissaient pas. Un des jeunes du centre de détention ne les croyait pas et leur a même dit : “Je n’y crois pas que vous fassiez un film sur nous. Tout le monde s’en fout de nous.

Ces échanges les ont évidemment chargés de ce sentiment de responsabilité par rapport à l’histoire qu’on racontait, et ils ont tous investi leur rôle avec beaucoup de sérieux.

Quand on manipule un sujet aussi proche de la réalité, comment évite-t-on la simple instrumentalisation voyeuriste du vécu des autres ?

Je voulais que le tournage ait un lien avec ces jeunes des centres de détention. Tous les jours, sur le plateau, on recevait un groupe de deux à trois jeunes avec leurs éducateurs, qui venaient découvrir l’envers du décor, pour leur permettre de faire des ateliers et des workshops avec les comédiens. Tout cela, c’était la moindre des choses, et c’était vertueux. Ce qui aurait été difficile, c’est d’arriver en colons et n’avoir aucun lien avec ces jeunes dont on racontait le vécu.

L’art est très présent dans le film, autant à travers la photographie que l’expression corporelle ou même la poésie. Pourquoi attribuer cette facette artistique aux personnages ?

J’avais envie d’humaniser des personnes qui sont en permanence déshumanisées et discriminées, mises en marge de la société. Et une façon subtile de le faire était de les montrer à travers leurs talents, de montrer que ces garçons sont capables de prendre de belles photos, de dessiner, de danser, de faire des poèmes, du rap. C’était essentiel de leur donner cette singularité et de les définir non pas comme des délinquants mais comme des êtres qui, tout en comprenant leur parcours de vie, étaient capables de beauté.

Le Paradis sortira en salle le 10 mai.