Est-il possible de brosser un portrait fidèle à partir d’entorses historiques ? C’est en tout cas le pari qu’a fait Danny Boyle en réalisant Steve Jobs sur la base d’un scénario rédigé par Aaron Sorkin, à qui l’on devait déjà l’excellent The Social Network, de David Fincher. “Il s’agit d’un tableau, pas d’une photographie“, avait cru bon de prévenir le scénariste oscarisé à la sortie du film, en 2015. Voilà pourquoi.
Un “faux biopic”
À l’annonce d’une œuvre portant sur le cofondateur star d’Apple, fans et moins fans du personnage s’attendaient sans doute à un récit exhaustif, recouvrant l’existence du “garage genious”, depuis son adoption jusqu’à son décès en 2011, des suites d’un cancer pancréatique. Ceux-là ont dû tomber de leur siège, en voyant Steve Jobs.
Basé sur la biographie autorisée de Walter Isaacson parue en 2011, Steve Jobs s’articule autour de trois dates clés de la carrière du businessman, liées aux coulisses des présentations de produits de la marque. Le Macintosh en 1984, le méconnu NeXT quatre ans plus tard. Puis le légendaire iMac, en 1998.
Un choix pour le moins surprenant dont Aaron Sorkin s’était expliqué en ces termes auprès du Time : “Ce n’est pas une histoire des origines, ce n’est pas le récit de la manière dont le Mac a été inventé. J’ai pensé que le public viendrait voir le film en s’attendant à voir un petit garçon et son père, puis à ce que cet enfant regarde la vitrine d’une boutique d’électronique et que nous passions en revue les plus grands succès de Steve Jobs. Et j’ai pensé que je ne serai pas bon pour faire ça.”
L’idée ? Mettre l’accent sur le profil psychologique du créateur à partir d’instants d’intimité. Et en proposant comme fil rouge le lien qu’il entretient avec sa fille, entre rejet et tentative de réconciliation, ainsi que ses rapports… houleux avec des collaborateurs. Ni compte-rendu rigoureux des jalons du passé de Jobs ni pièce hagiographique, l’œuvre de Danny Boyle donne à voir un personnage certes génial, mais aussi pointilleux jusqu’à la tyrannie. Colérique. Autocentré.
Incohérences historiques à foison, et après ?
Pour peaufiner son script, Aaron Sorkin a fait appel à Steve Wozniak, le cofondateur d’Apple apparaissant sous les traits de Seth Rogens dans Steve Jobs. Un moyen de s’assurer de la véracité de son récit ? Pas vraiment. Le partenaire historique de Jobs n’a en fait jamais eu accès à la version finale du scénario, et a lui-même pointé plusieurs prises de liberté auprès de GQ Magazine, en 2016.
“De nombreux petits détails que j’avais évoqués avec Aaron Sorkin lors de nos nombreux entretiens ont été modifiés et transposés dans des lieux différents. Le film ne reflète donc pas tout à fait la réalité de ce qui s’est passé.” Exemple ? Dans l’œuvre, un board d’actionnaires vote la destitution de Jobs, or “c’est Jobs de son propre chef qui a démissionné, nuance”, souligne-t-il. Ailleurs, l’ex-collaborateur pointe une confrontation 100 % fictive entre lui et Jobs, et une illustration biaisée de sa vision du Macintosh.
Autre ancien collaborateur a avoir relevé une grappe d’incohérences historiques : Andy Hertzfeld, l’une des chevilles ouvrières du projet Macintosh dans les années 1980. “Le film s’écarte de la réalité à peu près partout”, avait-il tranché auprès du média Recode en 2015. Contacté à plusieurs reprises par Aaron Sorkin, il aurait échangé avec le scénariste sur divers points. Notamment concernant le “plantage” de la démo de synthèse vocale du Mac lors de la présentation de 1984, mis en scène dans le film bien qu’il s’agisse d’une pure invention.
“Je lui ai fait remarquer que ça n’était jamais arrivé, et nous avons eu une longue discussion sur le principe de la licence artistique, sur le fait que l’on pouvait s’éloigner de la stricte réalité. Disons qu’il m’a convaincu que ce n’était pas un documentaire, et que dès lors, la véracité des choses était secondaire face aux considérations artistiques, et que c’était une ‘peinture et pas une photographie'”.
Malgré ces écarts factuels, Andy Hertzfeld comme Steve Wozniak ont publiquement salué la qualité du film signé par Danny Boyle. Et du côté du monde professionnel aussi, le parti pris d’Aaron Sorkin s’est révélé payant. Si Steve Jobs a été accueilli plutôt froidement en salles (seulement 34 millions de dollars de recette au box-office, pour un budget équivalent), le film a toutefois été récompensé par le Golden Globes du meilleur scénario. Pas mal pour un “faux biopic” revendiqué, non ?