Nous sommes le 19 octobre et en ce matin, Les Sables-d’Olonne sont baignés de lumière par un soleil froid et un grand ciel bleu. Depuis le centre-ville, de petits groupes de gens, locaux et visiteurs, affluent dans la même direction : le village du Vendée Globe. À l’entrée, c’est la queue. Les règles sanitaires et la capacité d’accueil limitée à 5.000 personnes n’ont découragé personne. On a jamais eu autant besoin de rêver de grands voyages qu’en ces temps de pandémie et de restrictions géographiques.*
À l’intérieur, l’ambiance est au beau fixe. Des familles prennent des photos, les enfants lèvent les yeux vers ce que tout le monde est venu voir. Les immenses navires qui prendront bientôt le départ de la course mythique du Vendée Globe, tous à quai en attendant le jour J. Bleus, noirs, gris, jaunes, rouges, leurs immenses mats et leurs designs futuristes captent tous les regards.
Photo ©Jean-Baptiste Bonaventure
#1 Rire, expliquer et rêver
Parmi eux se trouvent l’IMOCA rouge, blanc et gris de Damien Seguin, le skipper du Groupe APICIL. Visage lumineux, sourire enjoué et carrure d’athlète, il embarque toutefois une particularité unique sur cette édition 2020. Damien est né avec une seule main et il sera donc le premier skipper en situation de handicap à prendre le départ du Vendée Globe, un tour du monde en solitaire et sans assistance. Cela attire d’ailleurs de nombreuses attentions au navigateur qui est déjà sur le pont avec son équipe technique pour fignoler les derniers détails. Dans quelques minutes la première interview d’une longue série commence. Il en a cinq au programme de sa journée.
Photo ©Jean-Baptiste Bonaventure
L’entretien terminé, Damien avance sur le ponton pour discuter avec ses fans. Il signe des livres, des posters, il plaisante et surtout il répond aux questions sur son bateau, sur son handicap. L’une d’elle revient systématiquement. Comment fait-il pour naviguer avec une seule main ? “J’ai toujours fait comme ça et je me demande bien comment vous faites avec deux mains”, plaisante-t-il. Damien aime rire de son handicap et il ne manque jamais une occasion de rappeler sa devise : il ne faut jamais remettre à deux mains ce qu’on peut faire avec une seule.“C’est naturel pour moi de rire de mon handicap. D’ailleurs, je n’en ai jamais autant ri, du mien et de celui des autres, que lors des Jeux Paralympiques. Les gens sont souvent mal à l’aise avec ça, c’est ma façon de les détendre et de provoquer gentiment”, s’amuse le skipper.
La seconde question récurrente, c’est celle des modifications qu’a subi son bateau pour qu’il puisse naviguer malgré son handicap. Et la réponse a de quoi surprendre : “Il n’y en a qu’une. On a ajouté des manchons sur la colonne de winch pour que je puisse utiliser mes deux bras.” Il y a deux principales raisons à cela. “Pour commencer, je n’ai pas besoin d’autres modifications, j’ai un handicap léger donc c’est moi qui m’adapte au bateau. Je pourrais presque prendre celui d’un de mes concurrents. Ensuite, comme mon intégration dans la course au large a été compliquée au début, je ne voulais pas qu’on puisse dire que lorsque je finis devant un navigateur valide c’est parce que j’ai un bateau trafiqué.”
Photo © Jean-Louis Carli / Groupe APICIL
#2 De ses débuts difficiles au départ du Vendée Globe
Avec un palmarès comptant notamment une 2ème place à la Transat Jacques Vabre en 2011, une 8ème place sur l’édition 2014 de la Route du Rhum et une 6ème place sur celle de 2018, Damien Seguin est aujourd’hui parfaitement intégré à la grande famille de la course au large. A ses débuts, l’intolérance de certains organisateurs lui a pourtant compliqué la tâche.
En 2005, les responsables de la Solitaire du Figaro refusent sa participation au prétexte de son handicap et malgré sa première médaille d’or en 2.4 mR, un quillard en solitaire de 4,20 mètres de long, aux Jeux Paralympiques d’Athènes en 2004. “J’ai été jugé par des gens assis derrière un bureau qui n’ont pris ni le temps de me rencontrer ni de me regarder naviguer”, explique Damien. Et d’ajouter : “Pour les coureurs, ça a été différent. Ils me connaissaient, je courais déjà contre eux. Ils ont été nombreux à me soutenir comme Kito de Pavant, Thierry Dubois ou Michel Desjoyeaux, car ils ne me voient plus comme un skipper handisport mais comme un concurrent, c’est une grande victoire.”
Photo ©Jean-Baptiste Bonaventure
Un peu plus tard, alors qu’il signe des autographes sur le stand APICIL, une institutrice interpelle Damien. Elle voudrait un autographe pour une de ses élèves née avec quatre doigts à une main. L’enfant se plaint qu’elle ne peut rien faire à cause de son handicap. La réponse du triple médaillé aux jeux paralympiques est claire : “On a tous le droit de rêver grand.” Quand on l’interroge plus précisément sur son message aux jeunes souffrant de handicap, il s’adresse notamment à l’entourage de ces derniers. “Tous les gamins, avec ou sans handicap, ont les mêmes aspirations, les mêmes rêves. C’est souvent l’entourage, familial ou autre, qui transforme la différence en handicap. Je n’ai de leçons à donner à personne mais c’est parce que ma famille ne m’a jamais mis de barrière, qu’elle m’a toujours encouragé à faire ce que je voulais faire, que j’ai pu en arriver là.”
Damien Seguin, skipper de l’IMOCA Groupe APICIL à l’entrainement avant le départ du Vendée Globe 2020-21, Bretagne sud le 25 septembre 2020, Photo © Jean-Marie LIOT / Groupe APICIL
À ce sujet, Damien se souvient avec émotion du petit bricolage réalisé avec son père pour lui permettre de faire de l’Optimist, un petit dériveur en solitaire conçu pour les plus jeunes. “Nous vivons dans une société qui a tendance à normer beaucoup de choses, comment on doit faire du vélo, comment on doit être à l’école, etc. Mais accepter la différence, c’est accepter que les choses soient parfois faites différemment. Or, il y a toujours plusieurs moyens d’atteindre un objectif, même les plus grands.”
Photo © Jean-Louis Carli / Groupe APICIL
#3 Bien plus qu’un skipper
Être au départ du Vendée Globe, c’était le grand rêve de Damien. Serein, affûté physiquement et mentalement, il profite des derniers jours avant le grand départ. Avant les trois mois de solitude absolue. “Le Vendée Globe, c’est une course unique, c’est pour ça qu’on l’appelle l’Everest des Mers. Et puis, il y a une course dans la course pour parvenir à se qualifier et pour trouver des partenaires financiers solides. C’est une préparation difficile de trois ans mais grâce à toute l’équipe et à mon partenaire APICIL, nous avons réussi à monter un magnifique projet, porté par un bateau qui peut m’emmener au bout du monde et par de belles valeurs.”
Photo ©Jean-Baptiste Bonaventure
Alors que la journée se termine, Damien n’a rien perdu de son sourire. En plus d’une rigoureuse préparation physique et mentale, il a passé la journée à donner et à recevoir de l’énergie, au public, aux fans, aux curieux, à son équipe et aux journalistes, locaux et nationaux. Il le sait, il porte un poids de plus que les autres skippers, celui des millions de regards des personnes souffrant de handicaps. “Endosser un rôle de porte-parole n’a jamais été mon objectif mais j’ai réalisé qu’en tant que sportifs de haut niveau, nous sommes des vitrines pour tous ces gamins qui rêvent et nous nous devons de véhiculer un message positif. J’ai ouvert beaucoup de portes pour en arriver là, mon combat c’est qu’elles ne se referment pas derrière moi.”
Photo © Jean-Louis Carli / Groupe APICIL
Ça y est, Damien est parti seul en mer et son engagement n’émousse en rien sa personnalité de compétiteur acharné. Ses objectifs étaient d’ailleurs très clairs. D’abord, terminer la course. Une performance pour une première participation puisqu’en moyenne 50% des concurrents au départ du Vendée Globe abandonnent en cours de route. Le second : arriver le premier des bateaux sans foils, ces ailes sous-marines qui font “voler”.
Photo © Jean-Marie LIOT / Groupe APICIL
*La rencontre entre notre rédacteur et Damien Seguin, ainsi que l’écriture de l’article, se sont passés avant les annonces de confinement en France. Les mesures barrières ont été strictement respectées. Damien Seguin est aujourd’hui isolé à quelques jours du départ.