Aujourd’hui, quelqu’un m’a dit : “Ne le prends pas mal, mais tu es la plus blanche des Noires que je connais.” Pause. Y aurait-il un modèle type de personne noire ? Une liste avec des cases à cocher pour être considérée comme une vraie personne noire ? N’aurais-je pas passé le test ? Moi qui pensais naïvement que, avec ma mélanine, l’affaire était pliée. Ma peau me dit que je suis noire, les gens me disent que je suis blanche.
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Plus qu’un simple collègue, ce quelqu’un est un ami. Au quatrième jour du confinement, nous avions organisé un “déjeuner virtuel”. L’approche de ce rendez-vous qui raviverait ma vie sociale me réchauffait le cœur. J’aurais sans doute dû me méfier quand il a commencé sa phrase par “ne le prends pas mal”. Ce n’est jamais bon signe. Mais quand ces mots sont arrivés à mes oreilles, je n’ai pas réagi. Par incompréhension d’abord, car ce que je racontais était banal, si banal que je ne m’en souviens même plus.
Et aussi parce que c’est un ami qui est lui-même issu d’une minorité. Mais il m’avait prévenue : il ne fallait pas que je le prenne mal. Alors, j’ai continué à parler comme si de rien n’était et me suis efforcée de ne pas le prendre mal, comme il me l’avait demandé.
Tout faire plus et mieux que les autres
Comment peut-on m’ôter, nier mon identité de personne noire, alors que c’est elle qui, depuis ma naissance, conditionne et définit ma place dans la société ? Ma place en tant que femme noire.
En tant que fille, puis femme noire, j’ai vite compris ma place dans la hiérarchie sociale. Hiérarchie qui existe, qu’on le veuille ou non, qu’on la voie ou non. Moi je l’ai vue, malgré moi, telle une grosse claque en pleine figure, dont je ne me suis jamais complètement remise.
Petite d’abord, quand j’ai reçu mon premier “sale Noire” de la bouche d’un petit garçon. Effet glacial. Puis, tout au long de mon enfance, quand divers membres de ma famille me préparaient à tout faire, plus et mieux que les autres, pour la simple et bonne raison que je suis Noire, Africaine qui plus est. Il fallait donc travailler plus dur (pour gagner pareil, si ce n’est moins), être plus disciplinée (pas question de renvoyer une image de délinquante), être plus propre (dans l’espoir de ne plus être une “sale Noire”).
En voyageant, j’ai réalisé que je n’étais pas la bienvenue partout. L’essentiel des remarques racistes que j’ai eues ayant eu lieu à l’étranger ; en Croatie, au Monténégro ou encore au Portugal. On m’insulte, on me touche les cheveux sans prendre la peine de me demander la permission comme si j’étais une bête de foire, on ne comprend pas que je puisse être française. Les Français ne sont pas noirs, voyons !
On finit par penser que le problème, c’est nous
Ma place, je l’ai aussi comprise suite aux moqueries diverses déclenchées par ma carnation de peau, trop noire, cramée me dira-t-on. Par ce corps qu’on ne voyait apparemment pas dans la pénombre, car beaucoup trop foncé pour être vu.
Je l’ai comprise en notant l’absence de toute représentation médiatique, politique, économique des femmes qui me ressemblaient. Si on ne les montre pas, il doit bien avoir une raison, me disais-je. C’est bien qu’elles ne doivent pas avoir leur place dans l’espace public.
Cette pensée s’est confirmée peu à peu dans mon esprit quand j’ai vu les femmes de ma famille utiliser des produits pour se faire éclaircir la peau et passer du teint de Lupita Nyong’o à celui de Beyoncé à une vitesse affolante.
Et j’ai remarqué que j’étais tout en bas de l’échelle sociale quand différents hommes (blancs et noirs) m’ont dit sans gêne, ni tabou, et sans se concerter, qu’ils ne pourraient jamais sortir avec une femme noire. J’étais donc loin, bien loin d’être un canon de beauté. Même celles qui me ressemblaient étaient prêtes à mettre en péril leur santé pour ne plus me ressembler.
C’est en découvrant le travail et les témoignages d’artistes comme Bell Hooks, Maya Angelou, Nina Simone ou encore Amandine Gay que j’ai enfin compris que le problème n’était pas moi. J’étais confrontée comme des millions d’autres femmes noires à l’intersectionnalité. C’est cette double oppression raciste et sexiste qui m’avait privée de toute estime de moi. Mon expérience en tant que femme noire ne m’a pas fait perdre confiance en moi, elle ne m’en a tout simplement pas donné.
On s’attend à ce qu’une Noire coche certaines cases… que je ne coche pas
Comprenez maintenant l’ironie et l’injustice que j’ai pu ressentir quand on m’a dit : “Tu es la plus blanche des Noires que je connais.” Ce type de remarques, même sortie de la bouche d’une autre minorité, trouve pour moi ses racines dans le même raisonnement que celui du racisme : il ôte et nie toute individualité. Je ne suis plus une personne unique avec mes propres expériences, ma propre histoire, mes propres goûts. Je ne suis qu’une Noire. Et quand on regarde une Noire, on s’attend apparemment à ce qu’elle coche certaines cases… que je ne coche pas. Peut-être quelques-unes, mais pas toutes, semble-t-il.
Je ne sais pas exactement ce qu’il y a dans le formulaire de la bonne Noire, ce que je devrais dire ou faire pour ne pas me prendre ce type de remarques. Depuis que je suis petite, j’aime beaucoup lire. Plus jeune, j’étais même considérée comme une vraie intello. Ça m’a régulièrement valu des “Toi, c’est sûr, tu vas finir ta vie avec un Blanc” de la part de ma famille. Comme si une personne noire ne pouvait pas aimer nourrir son esprit. Aussi, je n’ai pas ce qu’on appelle une “forte personnalité” (à mes yeux, cette expression n’a aucun sens, mais bon). Je n’ai pas une voix qui porte, je ne suis pas extravagante. Je ne prends pas trop de place. Je n’ai pas une grande gueule.
Noire, ça aurait pu rester une simple histoire de mélanine
En plus de tout ça, je suis végétarienne et m’intéresse à l’écologie. Quoi de plus choquant ? Les Noirs sont pourtant connus pour adorer le poulet, semble-t-il. J’aime et écoute beaucoup de “musique noire”, mais j’apprécie tout autant des genres qui, dans l’imaginaire collectif, ne sont pas associés aux Noirs (à tort) comme le rock, la musique électronique ou encore l’indie pop. Tout ça m’a valu des : “Toi en fait t’es une Bounty.” Révélation : je serais donc noire à l’extérieur, mais blanche à l’intérieur. Bref, pour beaucoup, je suis plus proche d’une bobo parisienne que d’une Africaine ayant grandi en banlieue. Comme si les deux étaient incompatibles.
Trop blanche pour être noire, trop noire pour être blanche. Qui suis-je donc ? Et si j’étais juste moi ? Et que ce moi se trouve être une femme noire parmi tant d’autres choses ? Et si on arrêtait de cataloguer et encore pire de s’auto-cataloguer, s’auto-dénigrer, s’auto-mettre dans des putains de cases ? Ces mêmes cases dont on clame vouloir sortir en luttant contre le racisme et autres formes de discrimination et d’oppression.
Lutter contre le racisme, peu importe sa couleur de peau ou ses origines, ça commence par prendre conscience des préjugés qu’on a créés et/ou intégrés, les combattre, et les pointer du doigt. Ce n’est pas les perpétuer. C’est voir les individus comme ce qu’ils sont. Uniques. Socialement, être noire n’a de sens que celui qu’on lui donne. Ça aurait pu rester une simple histoire de mélanine. Mais le monde et l’histoire en ont décidé autrement. Ainsi, je devins la plus blanche des Noires que tu connais.
Yelow, 27 ans, salariée, Paris
Ce témoignage provient des ateliers d’écriture menés par la ZEP (la zone d’expression prioritaire), un média d’accompagnement à l’expression des jeunes de 15 à 25 ans, qui témoignent de leur quotidien comme de toute l’actualité qui les concerne.