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Ils mangent du bois, des selles, du tissu ou du métal : le méconnu syndrome de Pica

Ils mangent du bois, des selles, du tissu ou du métal : le méconnu syndrome de Pica

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© Konbini & archives personnelles

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Par Lila Blumberg

Publié le , modifié le

"Il s’est mis à manger les livres de la bibliothèque, il croquait dans le papier toilette."

En latin, “pica” signifie “pie”, cet oiseau à qui l’on attribue, à tort ou à raison, une appétence pour tout ce qui brille, comestible ou non.

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Dans le film dramatique Swallow, lors d’une séquence qui se déroule après une intervention chirurgicale subie suite à l’ingestion d’une épingle à nourrice, d’une pince à linge, d’une aiguille et d’une pile, c’est Hunter, le personnage principal, qu’on observe s’expliquer auprès de son époux : “Je n’avais jamais entendu parler du Pica.”

Si le réalisme de ce film ne fait pas l’unanimité, la souffrance de Hunter, elle, est bien semblable à celle des patient·e·s du Dr Hannart et du Dr Ayrolles, psychiatres à l’hôpital Robert-Debré à Paris, qui ont accepté de répondre à nos questions.

Parce que oui, le syndrome de Pica est un trouble du comportement alimentaire qui existe réellement, bien que très rare. Cette pathologie caractérisée par l’ingestion de substances non alimentaires, souvent de manière compulsive, peut toucher des femmes enceintes, comme dans Swallow, mais concerne le plus souvent des enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme (TSA) avec ou sans déficience intellectuelle. C’est le cas de Thomas, le fils d’Élodie. Cette dernière a accepté de témoigner pour faire connaître la pathologie dont son enfant a souffert.

Selon l’ouvrage de référence en matière de diagnostic et de statistique des troubles mentaux (le DSM-5), les substances les plus fréquemment ingérées sont le papier, le savon, le tissu, les cheveux, la ficelle, la laine, la terre, la craie, le talc, la peinture, la gomme, le métal, les cailloux, le charbon, la cendre, l’argile ou encore l’amidon.

“Il mangeait son lit toute la nuit, au lieu de dormir”

Lorsque Thomas a eu 6 mois, Élodie a commencé à s’interroger sur le développement de son fils qui avait des retards, surtout au niveau moteur. “On a vite vu qu’il manquait de tonus, même à 9 ou 10 mois, il n’arrivait pas encore à se tenir assis”, précise-t-elle.

À la même époque, Thomas commence à ingérer d’autres choses que des aliments. “Ça a débuté par ses selles”, se souvient Élodie. “Quand on le changeait, il les mangeait, ou il ouvrait ses couches lui-même pour les manger. On lui mettait souvent des salopettes pour qu’il ait le moins possible accès à sa couche.”

Même si les retards s’accumulaient dans le carnet de santé de Thomas, sa pédiatre recommandait d’attendre et de reporter les inquiétudes de sa mère à plus tard. Mais à ses 18 mois, il a finalement été orienté en urgence vers un service de neurologie et un centre médico-psychologique (CMP).

Après des mois de consultation, sans diagnostic et sans solution, Élodie décide de chercher elle-même ce dont souffre son fils. “On consultait depuis plusieurs mois mais on ne me disait rien.”

C’est en échangeant sur un forum qu’Élodie commence à explorer la piste de l’autisme, confirmée très rapidement par la suite. “Votre fils est autiste et sa forme est sévère”, se remémore-t-elle.

De ses 2 ans et demi à ses 4 ans, le syndrome de Pica s’est intensifié. Lorsque Thomas a pu tenir debout, vers ses 16 mois, il a commencé à manger du bois, en plus de ses selles. “Il mangeait son lit toute la nuit, au lieu de dormir”, raconte sa mère. “Dès qu’il avait accès à du bois, il le grignotait, donc il mangeait tous les meubles…” À la crèche, c’étaient les escaliers du toboggan.

Thomas mangeait aussi ses vêtements : “Je me souviens de sa doudoune, il mangeait la mousse”, mais aussi l’intérieur de ses oreillers et de ses draps.

Parfois, Élodie retrouvait des bouts de bois dans ses couches, de temps à autre teintées de rouge ou de bleu si son fils avait mangé des crayons de couleur. “Après, il s’est mis à manger les livres de la bibliothèque, il croquait dans le papier toilette”, souffle-t-elle.

Lorsque son fils avait 4 ans, c’est désespérée qu’Élodie a envoyé des photos des objets mangés par Thomas à l’hôpital Robert-Debré. Elle a très vite été convoquée.

“On a eu une patiente qui avait mangé l’intégralité de son peignoir, fil par fil, pendant des mois”

Le Dr Ayrolles, chef de clinique en psychiatrie à l’hôpital Robert-Debré, précise qu’il faut que les ingestions se prolongent sur une durée de plus d’un mois pour établir un diagnostic. En revanche, il ne peut pas être posé pour les enfants de moins de 2 ans, âge jusqu’auquel l’exploration sensorielle est intense et habituelle.

La plupart du temps, les patients ne consultent pas pour un syndrome de Pica mais pour des complications suite à l’ingestion d’objets. Le risque majeur est une occlusion intestinale qui peut nécessiter une prise en charge chirurgicale et parfois même devenir une urgence vitale. Dans de telles situations, “on est appelés, en liaison avec le service gastro. Récemment, on a eu une patiente qui avait mangé l’intégralité de son peignoir, fil par fil, pendant des mois”, précise le psychiatre, selon qui ces prises en charge se produisent trois à quatre fois par an au sein de son hôpital.

Des intoxications peuvent également conduire aux urgences, comme suite à l’ingestion de copeaux de peinture au plomb ou le fait de manger de la terre qui peut provoquer une infection parasitaire. Le psychiatre a d’ailleurs dû retirer les plantes de sa salle de consultation parce qu’un enfant en avait mangé les feuilles.

Pour les personnes qui consomment des punaises, des clous ou des aiguilles, ce qui est plus rare, il précise que “ça s’intègre moins dans le cadre d’un Pica que dans le cadre de troubles de la personnalité. Il s’agit plutôt d’autres troubles psychiatriques, avec des comportements de mise en danger”.

Pour le Dr Ayrolles, le diagnostic du syndrome de Pica est assez facile à poser chez l’enfant car les faits sont rapportés par sa famille. Néanmoins, ça peut être plus compliqué chez l’adolescent et l’adulte car le patient peut se cacher : “Ce n’est pas socialement admis de consommer des substances pareilles.” Dans de tels cas, le Pica peut difficilement être diagnostiqué autrement qu’à l’occasion d’une occlusion intestinale ou d’une intoxication.

Lorsque des patient·e·s atteint·e·s de trichotillomanie (trouble du comportement qui se manifeste par un arrachage compulsif des cheveux) mangent leurs cheveux, il s’agit de trichophagie, qui est une forme de Pica, précise le psychiatre.

Par chance, Thomas ne s’est jamais retrouvé en situation d’urgence vitale et les faits rapportés par sa famille ont permis de diagnostiquer le syndrome de Pica. Si, pour cet enfant, des causes sont supposées, elles demeurent souvent incertaines.

Autisme et syndrome de Pica

Selon une étude de 2021 réalisée aux États-Unis, le syndrome de Pica concernerait 3,5 % de la population générale et s’élèverait à plus de 23 % chez les enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme. Toujours selon cette étude, il y aurait un lien avec le quotient intellectuel. Parmi les enfants atteints d’un trouble du spectre de l’autisme, sans déficience intellectuelle, 14 % présenteraient un Pica contre 28 % pour des enfants TSA avec une déficience intellectuelle.

Même si cela est un peu discuté dans la littérature scientifique, le Dr Ayrolles mentionne avec prudence l’hypothèse de carences en fer qui pourraient être une cause ou une conséquence du Pica. Par exemple, l’ingestion de terre peut être la conséquence d’une telle carence car la terre limite l’absorption du fer. À l’inverse, la consommation d’une substance pourrait être une manière de pallier une carence en fer.

“Certains articles parlent de potentielles carences en fer, d’autres l’associent au craving alimentaire [pulsion alimentaire ou irrépressible envie de consommer une substance] en début de grossesse, mais il n’y a pas encore de données fiables”, précise-t-il.

Grossesse et envie de craie : un syndrome de Pica ?

Selon le Dr Hannart, psychiatre à la maternité de Robert-Debré, le syndrome de Pica est fortement lié à l’anxiété. “Ça peut être un moyen, certes rare, de trouver une solution à une anxiété que l’on ressent. Lorsque l’on est envahi par des angoisses, des choses que l’on n’arrive pas à raisonner ou à rationaliser, on peut se tourner vers des solutions, quand bien même elles paraîtraient absurdes, pour trouver de l’apaisement.”

Et la grossesse est précisément un moment très propice à l’anxiété, de manière physiologique. “En quelques mois, tout change, avec des modifications physiques, psychiques, identitaires, c’est très bouleversant.” Si, la plupart du temps, l’anxiété est passagère et non pathologique, ça peut être plus difficile pour certaines femmes enceintes. Dans de tels cas, “nous, les professionnels de la santé mentale, on va prendre en charge celles pour qui la grossesse va raviver des choses compliquées à gérer seule”, explique la psychiatre.

Selon elle, un tiers des femmes enceintes consulte des psychologues et/ou des psychiatres. “Les troubles anxieux et les dépressions concernent 20 % des femmes pendant la grossesse et le post-partum. C’est une femme sur cinq qui traversera un épisode anxieux et/ou dépressif.”

L’envie et/ou la consommation de craie revient dans plusieurs témoignages de femmes enceintes. Mais y a-t-il une raison à ça ? Pendant la grossesse, il peut y avoir une modification des envies. “Caricaturalement, on parle d’une envie de fraises, mais en fait, ça représente le fait que la femme ne mange pas ce dont elle a envie d’habitude”, précise-t-elle.

Le Dr Hannart se souvient d’une patiente enceinte qui avait ingéré une grande partie de son canapé : “Elle mangeait la mousse du canapé.” “Un Pica avait été diagnostiqué quand elle était plus jeune, il avait disparu pendant plusieurs années et il s’est réactivé pendant la grossesse.” Un “grand classique” des troubles psychiques.

Si le fait d’ingérer de la mousse ne présente pas de réel danger pour le fœtus, le risque majeur est une complication digestive nécessitant une opération.

La prise en charge de cette femme a nécessité une psychothérapie, un traitement antidépresseur et une mobilisation de ses relations familiales, sources de son anxiété. “Elle me disait, en pleurs : ‘Je sais qu’il ne faut pas le faire, mais je ne peux pas m’en empêcher.'”, raconte la psychiatre.

“Expliquer à quelqu’un ‘Je mange de la mousse, je ne peux pas m’en empêcher’, c’est dur à dire.” Et encore plus difficile pour une femme enceinte qui doit, sous le poids des injonctions sociales, absolument prendre soin de son bébé. Selon le Dr Hannart, elles sont tellement fortes qu’il est probable que pendant leur grossesse, des femmes n’osent pas parler du fait qu’elles ingèrent des substances non alimentaires, comme la craie.

“Ça a été très long et très dur à traiter”

La première étape est de “supplémenter les carences, après les avoir recherchées”. Ensuite, pour “l’aspect plus psychiatrique, comportemental, il existe une technique inspirée du traitement de l’autisme”, explique le Dr Ayrolles. Il s’agit de la méthode ABA (analyse comportementale appliquée), une méthode personnalisée qui est en fait un réaménagement de l’environnement du patient. Cela passe par le retrait des articles non alimentaires consommés par l’enfant, la suggestion de pâte à modeler comestible comme alternative ou encore l’aménagement du quotidien pour éviter les moments d’ennui si c’est lorsque l’enfant a plus tendance à consommer.

L’ABA, c’est la méthode qui a été suivie pour Thomas. “Pour sa mise en place, des psys et des éducateurs venaient à la maison vingt heures par semaine, ils se relayaient toute la journée”, ajoute la mère de Thomas, qui précise que ça coûtait très cher.

En ce qui concerne l’environnement de Thomas, il a fallu changer les meubles en bois par des meubles en fer pour lui éviter de les ingérer.

En complément de ce travail éducatif, il était suivi par un orthophoniste et un kiné. Élodie a aussi appliqué le protocole de Wilbarger qui préconise des séances de brossage du corps. “Je lui brossais le corps toutes les vingt minutes”, ajoute-t-elle.

Thomas a également suivi un traitement de Risperdal et de Ritaline, en raison d’un double diagnostic d’autisme et de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) mais ça n’a “malheureusement pas permis une amélioration de la compulsivité sur le Pica”, raconte Élodie.

Il est important de “renforcer positivement l’enfant quand il a des comportements sans lien avec le Pica. Concrètement, ne pas réagir de manière excessive quand il consomme une substance non alimentaire et le valoriser lorsqu’il fait d’autres activités”, explique le Dr Ayrolles.

Dans le cas de Thomas, malgré des efforts sans relâche, “ç’a été très long et très dur à traiter”, rapporte sa mère. Si Thomas allait à l’école maternelle à temps partiel, il a été par la suite impossible d’augmenter son temps scolaire, malgré la présence d’une auxiliaire de vie scolaire (AVS).

“Au fur et à mesure, sa scolarité s’est réduite comme peau de chagrin. D’une matinée par semaine, c’est passé à quelques heures, et finalement, Thomas a été déscolarisé en 2018, il avait 10 ans. Son Pica était toujours présent de ses 4 à 10 ans, c’était difficile à gérer. À l’école, ils le retrouvaient dans les toilettes en train de manger du papier toilette”, raconte Élodie.

Par chance, tout le temps passé à l’école, Thomas n’a pas souffert de moqueries ni de discrimination. “Dès la maternelle, les enfants ont été informés. Ils ont toujours été bienveillants et même protecteurs avec lui”, confie sa mère.

Le Dr Ayrolles insiste sur l’importance de la sensibilisation et de l’information des personnes en contact avec l’enfant afin qu’une vigilance maximale lui soit apportée.

“Il sait que les meubles ne se mangent pas”

Grâce à des prises en charge très lourdes et aux efforts sans relâche d’Élodie, Thomas est devenu propre, il a pu marcher et parler. “Il parle très bien même, maintenant”, ajoute-t-elle.

Thomas, conscient de son Pica, a pu verbaliser sa souffrance. “Il me disait : ‘Maman je n’arrive pas, c’est plus fort que moi.’ Et lorsque je le trouvais en train de manger quelque chose, il me disait : ‘J’ai honte, Maman.'”

Petit à petit, le Pica de Thomas a diminué. Aujourd’hui, il a 14 ans, et depuis deux ans, Élodie ne constate plus de comportements liés à ce syndrome. “Maintenant, il sait ce que c’est, il sait qu’il a eu du Pica et que les meubles ne se mangent pas.”

“ll faut se battre et ne pas baisser les bras. Ça demande un travail lourd, mais des résultats, il y en aura.” Et il faut “si possible s’entourer d’excellents professionnels, comme ç’a été mon cas”.

Si ce trouble du comportement alimentaire n’est que peu connu chez les humains, et peut-être plus chez les chats ou les chiens, il est important que les patient·e·s et leurs familles ne se sentent plus seul·e·s ni isolé·e·s.