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Enfants de djihadistes : la difficile question du rapatriement

Enfants de djihadistes : la difficile question du rapatriement

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Par Astrid Van Laer

Publié le

On a discuté avec ceux qui luttent pour que ces enfants soient considérés comme des “victimes” et pas des “bombes à retardement".

À l’occasion des 30 ans de la Convention internationale des droits de l’enfant, France Inter et Konbini s’associent à l’UNICEF et consacrent une journée spéciale : “Les enfants d’abord !”

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“Avant qu’il ne soit trop tard” : tous les défenseurs du rapatriement des enfants de djihadistes ont ces mots à la bouche. Et il faut dire qu’ils sont assez peu, au regard d’un sondage effectué auprès de l’opinion publique en début d’année : sept Français sur dix sont opposés au rapatriement d’enfants de djihadistes.

D’un côté, beaucoup craignent que ces derniers soient des “bombes à retardement”, à l’instar de l’ancien procureur de la République de Paris François Molins. De l’autre, ils sont figurés comme des innocents, condamnés à l’exil et à la prison alors qu’ils ne sont pas responsables des actes de leurs parents et qu’ils n’ont pas demandé à partir ou à naître sur les zones de combat. Les pouvoirs publics sont accusés de ne pas prendre leurs responsabilités vis-à-vis de leurs ressortissants français.

Pour Nabil Boudi, avocat au barreau de Paris, chargé de la défense de plusieurs djihadistes retenus en Syrie et en Irak, cette problématique “concerne au moins 200 enfants”. Ce dernier s’est rendu en Syrie pour visiter le camp de Roj. Depuis, il témoigne des conditions sanitaires déplorables et de l’urgence qu’il y a à rapatrier les enfants de djihadistes : “C’est le chaos, surtout depuis l’intervention turque.”

Parmi eux, les petits-enfants de Pascale Descamps. Ils sont au nombre de quatre : une petite fille de 10 ans, deux petits garçons de 7 et 5 ans, tous trois nés en France, ainsi qu’un dernier, un bébé âgé de dix-huit mois, “né sur zone”. “Personne ne veut les rapatrier, on les laisse dans un mouroir”, s’insurge-t-elle.

Pascale Descamps, le 18 octobre 2019. (© Jacques Demarthon/AFP)

“Quand on entend hurler une femme très tôt le matin, c’est que son enfant est mort de froid pendant la nuit”

Sa fille, aujourd’hui âgée de 31 ans et deux fois veuve, est partie en 2015 après avoir suivi son mari, un djihadiste français. Elle se trouve désormais avec ses enfants dans le camp d’Al-Hol et est toujours en contact avec Pascale par le biais des réseaux sociaux. Et les nouvelles qu’elle lui donne de la situation humanitaire dans ces camps inquiètent beaucoup la grand-mère quant à l’état de santé de ses petits-enfants.

“Il y a un très gros risque sanitaire, il y a énormément de maladies qui se développent dans le camp”, a-t-elle confié à Konbini news, poursuivant :

“C’est dramatique pour les enfants là-bas : beaucoup d’entre eux sont livrés à eux-mêmes et vivent dans l’insécurité et ils sont nombreux à avoir des problèmes de santé. Ils sont dénutris, dépourvus de soins médicaux. Ils sont affaiblis, désœuvrés et ont des tonnes de carences.”

“Un de mes petits-fils a des diarrhées récurrentes mais c’est loin d’être le seul, ils en ont presque tous car ils n’ont accès qu’à de l’eau non potable”, explique-t-elle, assurant qu’en plus des enfants malades, certains décèdent : “L’hiver est rigoureux là-bas. Ma fille m’a dit : ‘Quand on entend hurler une femme très tôt le matin, c’est que son enfant est mort de froid pendant la nuit.'”

D’après Pascale, ses petits-enfants sont “maltraités” : “Ils vivent dans une tente trouée dans laquelle l’eau s’infiltre et on leur revend des couvertures, qui sont normalement données, à des prix excessifs : 10, 20, parfois 50 dollars !”

Et depuis l’offensive turque, Pascale regrette le départ de nombreuses ONG, et n’a qu’un seul mot à la bouche : “Il est encore temps de sauver ces enfants, ils sont encore jeunes et pas trop traumatisés.” Et Nabil Boudi abonde dans son sens. Selon lui, 80 % des enfants sur place ont moins de 5 ans. “C’est très préoccupant, c’est une situation d’urgence”, déclare-t-il en pointant du doigt l’instabilité de ces camps.

Camp d’Al-Hol, le 17 octobre 2019. (© Delil Souleiman/AFP)

“Ils sont dans une prison à ciel ouvert”

Pour Pascale Descamps, argumenter en faveur du rapatriement de ses petits-enfants et de leur mère ne revient pas à nier la responsabilité de sa fille : “Si elle est rapatriée en France avec ses enfants, elle va aller en prison, ça c’est clair, et elle sait que c’est le prix à payer. On ne va pas nier qu’il faut que cette idéologie mortifère soit jugée, mais ces enfants ne sont pas responsables de la manipulation de leurs parents.”

D’après elle, sa fille souhaite son rapatriement en France afin d’y être jugée : “Ils sont déjà dans une prison à ciel ouvert. Quand on parle de camp, faut pas s’imaginer un camping, c’est une prison. Je ne veux pas faire l’avocate de ma fille ou l’excuser, mais elle est Française et mérite un procès en France.”

Pascale ne se fait aucune illusion. “On ne demande pas un tapis rouge”, assure-t-elle : “On sait que s’ils parviennent à rentrer, c’est direction l’aide sociale à l’enfance pour les enfants et prison pour les parents, mais ce qu’on veut, c’est qu’ils rentrent.” Avant d’ajouter : “Les enfants n’ont pas vocation à souffrir et à mourir. Ils sont à quelques heures d’avion et on détourne le regard, on fait comme si cette situation n’existait pas.”

Ce que Pascale et le Collectif des familles unies dont elle fait partie regrettent, ce sont les tergiversations du gouvernement. Interrogée par LCI la semaine dernière, la ministre de la Justice Nicole Belloubet a pour sa part assuré :Nous sommes en capacité de les prendre en charge, immédiatement et dans la plus grande sécurité qui soit pour nos concitoyens.” Et la garde des sceaux d’ajouter :

“Sont-ils judiciarisés ? Tout dépend de leur âge et s’ils sont nés là-bas. La situation n’est pas la même si ces enfants ont 2 ans ou 16 ans. Mais il y a à chaque fois une phase de séparation au moment où ils arrivent en France. Les enfants sont également pris en charge par un juge des enfants, qui les place auprès d’une famille d’accueil ou plus vraisemblablement dans un foyer.”

Elle a également précisé qu’il fallait un “sas pour mesurer l’état physique et psychologique de ces enfants”, rejetant ainsi la possibilité que ces enfants soient placés chez leurs grands-parents immédiatement.

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“De quel droit on devrait rapatrier un enfant et pas un autre ?”

Mais ce qui dérange ces familles, c’est surtout qu’en juillet, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a déclaré son intention et celle du gouvernement de faire du “cas par cas” pour décider ou non du rapatriement de ces enfants. Une ligne à laquelle Pascale Descamps est farouchement opposée : “Je ne sais pas ce que ça veut dire moi, du cas par cas. De quel droit on devrait rapatrier un enfant et pas un autre ?”, questionne-t-elle avant de développer :

“C’est de la discrimination envers des enfants qui sont assurément innocents. Ils n’y sont pour rien, ils sont les premiers à souffrir et à être pénalisés de cette situation immonde. Même si ce sont leurs propres parents qui les ont emmenés là-bas, ils ne sont pas responsables.”

Pour Maître Boudi, même son de cloche : cette politique du cas par cas est parfaitement “discriminatoire”, nous a-t-il assuré. Selon Pascale, refuser leur rapatriement au motif que ces enfants seraient susceptibles d’être des dangers plus tard ne permettra en rien d’endiguer l’idéologie : “Est-ce que laisser des enfants français crever servira à éradiquer l’idéologie ? Je ne pense pas.”

À ceux qui émettent des réserves au motif que ces enfants pourraient reproduire les actes de leurs parents et adhérer à l’idéologie djihadiste, elle rétorque : “Ces enfants n’ont pas participé au combat, la grande majorité d’entre eux a moins de 6 ans.”

Pour Maître Boudi, le contre-argument est simple : Qu’on me démontre scientifiquement qu’un enfant de 3 ans va reproduire ce qu’ont fait ses parents. En attendant cet impossible, il est encore temps pour ces enfants. Il n’est pas trop tard, il faut les rapatrier au plus vite”, a-t-il plaidé auprès de Konbini news.

À ce sujet, nous avions également interrogé il y a quelques mois maître William Bourdon, qui défend une position similaire. “Quel est ce non-sens absolu qui consiste à dire que des enfants de 3 ou 4 ans pourraient constituer une menace pour notre pays ?”, interrogeait l’avocat.

Pour celui qui a porté plainte à l’ONU contre l’inaction de la France concernant le sort de ces enfants restés en Syrie, l’État a le devoir de rapatrier les enfants de djihadistes français et ces arguments sont des non-sens.

“Une violation des droits consacrés par des conventions ratifiées par la France”

Camp d’Al-Hol, le 17 octobre 2019. (© Delil Souleiman/AFP)

“Imaginez que demain, un de mes petits-enfants décède de maladie, qu’est-ce qu’on dira ? La France sera responsable”, s’insurge Pascale Descamps. Joint par téléphone, Maître Boudi pointe lui aussi la responsabilité du gouvernement hexagonal et cite l’exemple de l’État belge, qui a récemment été condamné par le tribunal de Bruxelles à rapatrier certains de ses ressortissants depuis la Syrie.

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À l’inverse, en France, “les tribunaux se déclarent incompétents car ils estiment qu’ils entreraient en conflit avec la politique extérieure et les relations internationales de l’État français”, explique l’avocat, qui déclarait en avril dernier :

“Le tribunal administratif de Paris se déclare incompétent et refuse de contraindre l’État à rapatrier deux enfants détenus arbitrairement dans le Kurdistan syrien. Le juge considère qu’il ne peut pas s’immiscer dans l’action diplomatique de l’État français.”

Nabil Boudi a ensuite saisi le Conseil d’État, qui a abondé dans le même sens :

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Pour le juriste, ces arguments juridiques cachent en réalité une volonté politique émanant du gouvernement. Après avoir été débouté à plusieurs reprises par la juridiction française, il lui reste donc la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qu’il a saisie et auprès de laquelle il compte plaider qu’il s’agit d’une violation du droit international.

Le mois dernier, Jean-Marie Dru, président d’Unicef France, et Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et membre du Comité de parrainage d’Unicef France, cosignaient une tribune dans Le Parisien. Titrée “D’abord et avant tout les enfants”, cette lettre ouverte arguait elle aussi que “les droits les plus élémentaires” de ces enfants sont bafoués :

“Victimes d’une guerre qui les dépasse, ces enfants restent d’abord et avant tout des enfants. Il est urgent qu’ils soient rapatriés par leur pays et qu’ils soient accompagnés dans la construction de leur avenir.

Ces enfants, pour la plupart, sont nés dans des zones de conflit contrôlées par le groupe État islamique ou ont rejoint ces zones avec leurs parents. Tous sont victimes de circonstances tragiques et de violations flagrantes de leurs droits les plus élémentaires.”

En mai dernier, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Jean-Marie Delarue, appelait lui aussi le gouvernement à rapatrier ces enfants. Dans son courrier, il demandait qu’on garantisse et protège “l’intérêt supérieur des enfants avant tout”, arguant :

“Vivant dans des conditions infra-humaines, exposés aux maladies et aux violences, n’ayant pas accès à l’école, ces enfants sont soumis à de graves traumatismes qui peuvent avoir des conséquences graves sur leur santé mentale et leur bien-être présent et futur.

La situation de ces enfants caractérise manifestement une violation des droits consacrés par la Convention internationale relative aux droits des enfants (CIDE) et la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), ratifiées par la France.”

“On traverse nos vies sans vraiment les vivre”

Maître Boudi rappelle lui aussi que la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée en 1989 et qui fête aujourd’hui son trentième anniversaire, place comme principe fondamental “l’intérêt supérieur de l’enfant”. On ajoute que sont également consacrés dans ce texte le droit ne pas subir la guerre, le droit d’être protégé de la violence ainsi que de la maltraitance et le droit d’avoir des conditions de vie décentes.

En attendant que la CEDH rende son verdict, les proches concernés demeurent dans l’attente. Depuis plusieurs années, Pascale et une délégation de familles dans son cas ont été reçues par le conseiller du ministre des Affaires étrangères en mai dernier, par la conseillère du Premier ministre, et au quai d’Orsay… “On n’a été pas mal reçus, et même bien reçus, mais la conclusion, c’est que rien ne ressort de tout ça et on n’a pas de nouvelles”, se désole-t-elle, concluant :

“Ça fait quatre ans et demi que je suis dans l’attente. On vit dans un monde parallèle, un pied dans la vraie vie mais on traverse nos vies sans vraiment les vivre, tout tourne autour de ça.”

Et le Collectif des Familles unies publie aujourd’hui une lettre ouverte adressée au président de la République pour l’exhorter une nouvelle fois à agir sans plus attendre :