Si la sexualité relève de la sphère privée et de choix personnels, il est important de s’intéresser à ce que la société et le droit garantissent en la matière.
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L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé sexuelle comme “un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité. Elle requiert une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui soient sources de plaisir et sans risque, libres de toute coercition, discrimination ou violence”.
Sexualité(s) libre(s), sans contrainte et sans discrimination : qu’en est-il dans notre pays ? Daniel Borrillo, juriste spécialisé dans le droit du genre et de la sexualité et auteur de l’ouvrage Le Droit des sexualités (éditions PUF), a répondu à nos questions.
Konbini news | Existe-t-il un droit à la sexualité en France ? Qu’en est-il dans d’autres pays ?
Daniel Borrillo | D’une part, je pense qu’il faut faire la différence entre la liberté sexuelle et un droit à la sexualité. Vous faites référence à cette déclaration universelle qui est pour moi une déclaration de liberté. C’est-à-dire que tout le monde doit pouvoir agir sexuellement de telle sorte qu’il n’y ait pas une contrainte extérieure ou une sexualité imposée.
En revanche, je crois que l’on ne peut pas parler d’un droit à la sexualité, puisque cela reviendrait à dire qu’il y a un débiteur et un créancier, c’est-à-dire quelqu’un qui pourrait exiger ces droits subjectifs vis-à-vis de quelqu’un d’autre qui serait débiteur de ces droits-là.
Si l’on prend l’exemple de la sexualité en prison, aux Pays-Bas, il y a la possibilité pour les détenus d’avoir une sexualité tarifée puisqu’il y a des services de prostitution en prison pour les détenus qui ne sont pas en couple par exemple. Or, en France, si vous ne pouvez pas vous “débrouiller” pour exercer votre liberté sexuelle, il n’y a pas de droit, il n’y a qu’une liberté limitée par la détention.
De même, on peut avoir une forme de “prison du corps” quand on est handicapé. Si on est “enfermé” dans un handicap, on ne peut pas dire qu’il y a une liberté sexuelle puisque vous ne pouvez pas exercer cette liberté du moment que vous êtes handicapé.
Si on prend l’exemple de la Suisse, il y a des “aidants sexuels” : ce n’est pas de la prostitution, c’est simplement une assistance sexuelle. Là, on peut dire qu’il y a bel et bien un droit à la sexualité pour les personnes handicapées. En France, il y a une liberté sexuelle qui peut être exercée si vous avez les compétences et la capacité à pouvoir avoir une activité sexuelle.
Est-ce qu’il existe des éléments dans la société qui permettent de garantir une forme de préservation “d’accès à la sexualité”, faute de droit ?
Non, je ne pense pas qu’un élément juridique ou social permette d’avoir un accès à la sexualité. Mais on pourrait le prendre autrement : à partir d’un dispositif de non-discrimination, on peut considérer qu’il y a eu en France l’accès à une sexualité légitime qui était considérée jusqu’alors comme illégitime.
Par exemple, l’homosexualité. Pendant longtemps, elle était juridiquement et socialement considérée comme contraire à la loi ou à la morale. Et, dans les années 1980, il y a eu la dépénalisation de l’âge de consentement. À partir de ce moment-là, le mécanisme juridique, qui considérait que l’homosexualité était une sexualité illégitime et que la majorité sexuelle n’était pas la même pour les couples de personnes homosexuelles et hétérosexuelles, a été abrogé et on a donc gagné en liberté. Cela ne veut pas dire qu’il y a un droit à l’homosexualité, ça veut dire uniquement que la liberté sexuelle s’est étendue aussi aux rapports homosexuels.
Je peux aussi prendre l’exemple du viol conjugal. Jusqu’aux années 1980, on considérait qu’il n’y avait pas de viol entre époux puisque du moment que vous étiez mariés, il y avait une espèce de présomption de consentement, de consentement donné par avance : une fois mariée la personne était consentante à tout acte sexuel.
Juridiquement, ça a changé et on a même introduit dans le Code pénal la possibilité qu’il y ait des viols conjugaux. Ainsi, dans chaque acte sexuel, y compris dans le mariage, il faut qu’il y ait un consentement explicite. Un conjoint n’est pas propriétaire du corps de l’autre conjoint. Là aussi, on a gagné en liberté : il y a eu une extension du domaine de la liberté sexuelle, cela ne veut pas dire qu’il y a un droit à la sexualité dans le mariage.
Que l’État met-il en place face à la misère sexuelle ?
C’est fait de manière indirecte avec la contraception. Le fait que la contraception ne soit plus interdite a permis une plus grande liberté sexuelle donc il y a quelque chose qui est fait, à partir de la procréation.
Ce droit à la non-procréation ou non-filiation, et plus tard l’accès à l’IVG, ont permis une plus grande liberté. Mais ce n’est pas lié à la sexualité en tant que telle, c’est lié à la reproduction. C’est par le biais de la reproduction que l’on a gagné en liberté.
L’État et le droit français pourraient-ils mettre en place des mécanismes permettant de limiter cette misère sexuelle, qui est une souffrance pour de nombreuses personnes ?
Absolument. Je pense qu’il y a au moins deux domaines dans lesquels on pourrait pallier cette situation. D’une part avec la légalisation de la prostitution, c’est-à-dire considérer la prostitution comme un service avec une reconnaissance du travail sexuel en tant que tel avec la protection sociale, sanitaire, les droits fiscaux, etc. D’autre part, avec la reconnaissance des assistants sexuels pour les personnes handicapées.
Et concernant la prison, je crois que l’on devrait élargir les unités de vie familiale. Actuellement, les détenus peuvent avoir une sexualité avec une personne de l’extérieur qui soit le conjoint, le concubin ou le petit ami. Mais la sexualité entre détenus ou avec des gardiens est interdite dans les règlements. Cela permettrait qu’il n’y ait pas une double peine pour les détenus : ils sont privés de liberté de circulation, de liberté d’aller et venir mais pas de liberté sexuelle. Je ne comprends pas pourquoi une fois que la personne est détenue, elle est aussi privée de sa liberté sexuelle.
N’y a-t-il pas selon vous une contradiction entre l’interdiction de la prostitution et la notion de santé sexuelle ?
Il y a une contradiction avec la notion de santé sexuelle, mais il y a même une contradiction beaucoup plus grave : sur la notion de vie privée. C’est-à-dire que la constitution nationale et la Convention européenne des droits de l’homme garantissent le respect à la vie privée et je pense que la sexualité est une question éminemment de vie privée.
Je ne vois pas au nom de quoi l’État va s’immiscer dans la vie privée, sexuelle, des personnes du moment que la sexualité concerne des adultes consentants. Je ne vois pas pourquoi l’État va considérer, par exemple, que l’acte sexuel rémunéré est un acte qui serait une infraction et un acte sexuel gratuit ne serait pas une infraction.
À travers le refus de la reconnaissance du statut d’assistant sexuel, on accentue une discrimination à l’égard des personnes en situation de handicap, non ?
Oui, et y compris dans des affaires que j’ai eues, qui sont dramatiques. Même une personne qui fait appel à un assistant sexuel dans le cas d’un couple où ils sont tous deux handicapés. C’est-à-dire que ce sont des personnes qui ont uniquement besoin de quelqu’un pour les aider à se rapprocher corporellement : la personne qui va faire ça sera assimilé à un client de la prostitution et risquera une amende et même une sanction pénale.
Ça peut ne pas se savoir, mais il suffit qu’il y ait une dénonciation pour que la personne ait une amende pénale alors qu’elle pense simplement avoir aidé deux personnes handicapées, qui sont en couple, à pouvoir accomplir un acte sexuel. On est dans des situations qui sont dramatiques. Là, c’est la double peine, le handicap et l’assimilation à la prostitution.
Récemment, une femme a déposé un recours contre la France devant la Cour européenne des droits de l’homme pour “ingérence dans la vie privée” et “atteinte à l’intégrité physique”, après que la justice française a prononcé un divorce à ses torts exclusifs pour avoir refusé des rapports sexuels avec son mari. Qu’en pensez-vous ?
Depuis les années 1950, il est clair que la Cour de cassation considère que la cohabitation, c’est l’entretien de rapports sexuels et c’est la contrepartie de la notion de fidélité. Le problème, c’est qu’en France, on a gardé le devoir conjugal, la faute et la fidélité. Trois éléments canoniques qui ont disparu de la plupart des codes civils modernes et qui existent toujours en France… C’est l’ordre juridique qui est ainsi établi et il faut le changer. Il est très conservateur et mérite une évolution.
Pourtant, la liberté sexuelle, c’est aussi bien la possibilité d’avoir des relations sexuelles que la liberté de ne pas en avoir, quelle que soit notre situation, non ?
Effectivement. Et là, encore une fois, de quoi se mêle l’État ? C’est également pour moi une question de vie privée. Pourquoi la loi établit qu’il y a une obligation d’entretien des rapports sexuels ? Il se peut très bien que les gens ne souhaitent pas entretenir de rapports sexuels. Évidemment, ils peuvent le faire, mais si à un moment il y a un divorce et qu’un avocat évoque l’absence de rapports sexuels, l’époux “fautif” va avoir des sanctions, y compris patrimoniales. Là, on a également l’intromission de l’État dans un domaine qui est pour moi éminemment intime, privé.
Si aujourd’hui il est important de tirer une sonnette d’alarme sur la question d’un droit à la santé sexuelle et d’un accès à la sexualité, quels risques majeurs souligneriez-vous et quelles évolutions, notamment législatives et judiciaires, recommanderiez-vous ?
Je pense que le risque est une limitation de liberté et également une limitation de l’épanouissement de la société, de l’individu. La sexualité fait partie intégrante de la psychologie et de la santé humaine. La limiter, c’est comme limiter l’alimentation, le sport ou le travail. Comment devrait-on pouvoir dépasser tout cela ? C’est en instaurant une véritable liberté sexuelle entre adultes consentants.
Pour moi, la ligne de partage entre ce qui est bien ou pas bien sexuellement parlant, ce n’est pas la sexualité rémunérée, sadomasochiste, romantique. Du moment que les choses se passent entre adultes consentants, le droit n’a rien à dire sur la substance, le contenu de la sexualité. Chacun mène la sexualité comme il entend la mener.
Du moment que l’État vient nous dire que ça devrait être comme ci ou comme ça, de mon point de vue, c’est une ingérence illégitime dans la vie privée des individus. J’ai le sentiment qu’on a pas mal avancé en matière sexuelle, surtout en termes d’égalité homme-femme, homo-hétéro, mais j’ai parfois l’impression qu’on a reculé en matière de libertés.
© Daniel Borrillo