Berthe Weill, Pierre Loeb, Paul Rosenberg, René Gimpel et Alain Monteagle : ces cinq noms ne vous disent peut-être rien, mais ils sont pourtant des symboles de la spoliation des œuvres d’art appartenant à des Juifs sous l’Occupation. Ils illustrent incontestablement la manière dont l’art a été utilisé comme une véritable arme de guerre entre 1939 et 1945. L’exposition “Le marché de l’art sous l’Occupation”, jusqu’au 3 novembre au Mémorial de la Shoah, revient sur cette terrible injustice.
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Pour rappel, à partir de l’été 1941, l’État français s’est mis à confisquer tous les biens, et donc les œuvres d’art, possédés par des Juifs. C’est alors que se multiplient les lois et mesures destinées à les persécuter et les déposséder de tout, à l’initiative du régime nazi, soutenu par le régime de Vichy.
En parallèle, le marché de l’art français connaît un essor sans pareil. Les galeries, antiquaires et maisons de vente fleurissent par dizaines et ces mêmes œuvres confisquées aux Juifs viennent les enrichir.
L’idée que l’art “aryen” doit remplacer l’art moderne, considéré par les nazis comme “dégénéré”, gagne du terrain et modifie alors considérablement le visage marché de l’art : on parle d’un processus d’“aryanisation”.
On estime que 100 000 œuvres d’art ont été confisquées pendant la guerre, et on considère que seulement 60 000 ont été restituées après 1945. Certaines de ces œuvres volées figurent toujours dans les collections de musées prestigieux, comme la National Gallery de Londres ou le musée du Louvre.
Adolf Hitler et André François-Poncet, homme politique et diplomate français, lors d’une exposition d’art français. Berlin, Parizer Platz, 1937. Photographie de Heinrich Hoffmann publiée dans le journal <em>B.Z.</em> (© Ullsteinbild/Roger-Viollet)
L’aryanisation progressive du marché
Les histoires des victimes de cette injustice se ressemblent beaucoup. L’Alsacienne Berthe Weill, l’une des premières femmes marchandes de tableaux (qui a notamment été la seule à exposer Modigliani de son vivant), s’est vu reprocher par les critiques de l’époque son “manque complet de sens esthétique”, en raison de son appartenance à la “race juive”. Elle sera obligée de placer une amie à la tête de sa galerie pendant l’Occupation.
Le galeriste Pierre Loeb, un découvreur de talents proche de Picasso qui exposait Miro et Artaud, s’est pour sa part vu intimer l’ordre d’“aryaniser sa galerie”. Il sera forcé de la céder et mettra plusieurs mois avant de la récupérer après la guerre.
Le marchand d’art Paul Rosenberg, grand-père de la journaliste Anne Sinclair, quitte la France avec sa famille en juin 1940. Il laisse derrière lui 162 œuvres d’art, qu’il place en sécurité dans un coffre-fort à la banque de Libourne. Mais le coffre sera forcé par les autorités en 1941 et ses biens transférés au Musée du Jeu de paume, à Paris. Paul Rosenberg fournira donc contre son gré et sans contrepartie financière l’un des musées les plus connus de la capitale.
Le galeriste et résistant René Gimpel, un riche collectionneur connu du Tout-Paris, sera interné en 1942 dans le camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn. Il mourra au camp de concentration allemand de Neuengamme. Il est mort ainsi après avoir été dénoncé par un confrère, Jean-François Lefranc. “C’est ça, la réalité du marché de l’art sous l’Occupation, des vies brisées”, nous rappelle, l’air grave, l’historienne de l’art Emmanuelle Polack.
Vente aux enchères dirigée par maître Ader. Paris, galerie Charpentier, juin 1944. (© LAPI/Roger-Viollet)
Un parcours du combattant pour retrouver ces œuvres
Ces vies sont loin d’être des parcours isolés : ils symbolisent une époque. Emmanuelle Polack, par ailleurs commissaire d’exposition, a voulu raconter leur histoire à travers l’expo “Le Marché de l’art sous l’Occupation”, actuellement au mémorial de la Shoah à Paris.
L’installation, dont la scénographie est signée Ramy Fischler, nous permet de découvrir de nombreux objets de l’époque, comme les malles Louis Vuitton dans lesquelles René Gimpel transportait ses œuvres.
La commissaire de l’exposition a passé plusieurs années à aider des dizaines de descendants de familles juives spoliées à récupérer des œuvres, parcourant le monde à la recherche du plus petit indice lui permettant de relier une famille à une œuvre.
Car il faut dire que ce pillage des années 1940 a encore des répercussions aujourd’hui. C’est un véritable casse-tête pour les successeurs et ayants droit des Juifs dépossédés qui veulent récupérer ce qui leur revient de droit.
Pour espérer retrouver ces œuvres, il faut s’armer de patience. Emmanuelle Polack a mis en place un atelier de recherche de provenance pour “retracer scientifiquement la chaîne de transmission des propriétaires successifs d’une œuvre d’art depuis sa réalisation jusqu’à sa localisation actuelle”.
Parfois, ce sont de minuscules détails qui permettent d’attribuer une œuvre à son propriétaire, nous explique-t-elle. L’an passé, les ayants droit de Georges Mandel ont ainsi pu récupérer le Portrait de femme de Thomas Couture grâce à une infime particularité de celui-ci : “Sa femme se souvenait qu’il y avait un trou au niveau du décolleté, et c’est ce détail qui a permis de vérifier que le tableau lui appartenait bien”, raconte Emmanuelle Polack.
Ventes à l’Hôtel Drouot, 1942. (© Ministère de la Culture/Médiathèque de l’architecture et du patrimoine/RMN/ Grand Palais/Noël Le Boyer)
Les musées et galeries dans l’embarras : “Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas”
Mais pour d’autres, ce fut plus compliqué. Anna et Joseph Jaffé, de grands collectionneurs d’art juifs, se sont fait spolier près d’une centaine d’œuvres d’art. Depuis des dizaines d’années, leur petit-neveu, Alain Monteagle, se bat ardemment pour tenter de convaincre des musées de lui rendre ces œuvres confisquées par les nazis. Nous l’avons rencontré et il nous a raconté son parcours :
“On m’a demandé des lettres écrites de la main des Nazis avouant qu’ils avaient volé ces tableaux, ironise Alain. Comme s’ils allaient laisser des documents de ce type”. “Les musées sont très réticents, ils trouvent toutes sortes d’excuses, il manque toujours un tampon sur un document”, poursuit-il.
Mais ce professeur d’histoire à la retraite n’abandonne pas sa lutte car il estime qu’il “poursuit l’acte de résistance” de ses aïeuls. Il plaide désormais pour un projet européen de restitution de ces œuvres “puisqu’il ne s’agit pas d’un problème uniquement franco-français”.
Pourquoi les musées et les galeries d’art semblent-ils mettre des bâtons dans les roues de ceux qui veulent récupérer leurs œuvres ? S’ils sont si réticents à les restituer, c’est notamment parce qu’ils ont en fait beaucoup bénéficié de ce pillage.
“Les documents parlent d’eux-mêmes”, nous confie Emmanuelle Polack. Sur d’anciens catalogues de maisons de ventes, consultables à l’exposition, le fait que des œuvres aient appartenu à des familles juives est bel et bien stipulé. “C’est trop parlant, on ne peut pas dire qu’on ne savait pas”, estime Emmanuelle Polack, qui rappelle qu’à l’époque,“on a véritablement cartographié le patrimoine artistique”.
Le cas de la célèbre maison Drouot, qui a bénéficié d’un véritable afflux de marchandises en provenance des galeries spoliées, est frappant. Les affiches de l’époque annonçant “Vente de biens israélites” parlent d’elles-mêmes. Pour Emmanuelle Polack, le constat est sans appel : c’est certain, “on ne peut pas ignorer que ces œuvres viennent de familles juives”.
L’exposition “Le marché de l’art sous l’Occupation”, dont Konbini est partenaire, est à visiter au mémorial de la Shoah à Paris, jusqu’au 3 novembre 2019. La scénographie est signée Ramy Fischler. Prix : entrée libre.