Il faut qu’on parle du harcèlement en ligne que vivent les candidates de Top Chef

Il faut qu’on parle du harcèlement en ligne que vivent les candidates de Top Chef

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© Louise Bourrat/Instagram

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Par Robin Panfili

Publié le

Depuis plusieurs saisons, des internautes prennent pour cible des candidates de Top Chef. Pour Konbini, elles prennent la parole.

S’il y a chaque année de nombreuses raisons de se languir du retour de Top Chef à la télévision, avec son lot de nouvelles épreuves et de nouveaux chefs invités, il y a aussi parfois quelques mauvaises habitudes dont on aimerait se passer. Si, chaque année, les internautes identifient rapidement leur chouchou et leur favori, d’autres ne perdent pas de temps pour trouver leur souffre-douleur. Trop ci ou pas assez ça, à chaque saison, le scénario se répète et prend pour cible, de manière systématique, les candidates féminines. L’inventaire est assez facile à dresser : on se souvient de Stéphanie Le Quellec et Fanny Rey, “trop compétitrices” ; Justine Piluso, “trop souriante” ; Louise Bourrat ou Lucie Berthier Gembara, “trop agaçantes” ; ou encore Albane Auvray, de cette dernière saison, dont le simple grain de voix avait convaincu des internautes d’en faire leur prochaine victime.

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Juste après son élimination, Albane Auvray ne mâchait pas ses mots pour évoquer les nombreuses attaques subies sur les réseaux sociaux tout au long de la diffusion. “J’ai décidé de voir le positif plutôt que de rester sur le négatif avec des jugements ‘infondés’. Critiquer une voix, le dynamisme, ou le physique d’une personne, je trouve que c’est un peu décevant dans la société d’aujourd’hui qui se dit très ouverte”, avait-elle confié au HuffPost. “Je pense que si j’étais un homme avec le même caractère excentrique, on me critiquerait moins”. Pour Konbini, plusieurs anciennes candidates ont accepté de témoigner pour partager leur ressenti vis-à-vis de ces critiques, injustes et gratuites, dont elle toutes fait l’objet, avec des prétextes différents, mais toujours avec la motivation derrière.

“Au départ, je me disais que ça ne me toucherait pas, mais en fait, personne ne peut être insensible à un tel flot d’attaques.”

“Je n’ai jamais imaginé que des gens que je ne connais pas, que je n’ai jamais rencontrés, perdraient leur temps à me critiquer, dire que j’étais conne ou méchante. Je ne comprenais pas, et je ne comprends pas toujours ce qui les pousse à perdre leur temps dans ces attaques”, confie Lucie Berthier Gembara, cheffe du restaurant Sépia à Nantes. Trop occupée dans son restaurant pendant la diffusion, c’est son entourage qui lui a fait part des réactions négatives qui fusaient à son égard sur les réseaux sociaux, et notamment Twitter. “Je savais qu’il y avait des choses qui se disaient, mais j’ai pris le parti de ne pas regarder, afin de me protéger et me préserver. Cela ne servait à rien de m’attarder sur ces commentaires”, dit-elle. “Au départ, je me disais que ça ne me toucherait pas, mais en fait, personne ne peut être insensible à un tel flot d’attaques”. Aujourd’hui, elle y repense parfois, avec un sentiment d’embarras. “Je regarde les gens, au restaurant où à l’école quand je vais chercher mon fils, et je me demande s’ils ont vu les tweets. C’est bête, mais c’est un sentiment qui revient de temps à autre.”

Louise Bourrat. (© Ladurée)

Louise Bourrat, brillante gagnante de la treizième saison de Top Chef, a aussi été prise pour cible, mais elle se dit privilégiée, ou tout au moins un peu plus chanceuse. “Je pense avoir été préservée de la majeure partie des critiques, car je n’ai jamais foutu un pied sur Twitter. En revanche, je n’ai pas pu échapper aux commentaires et même aux messages privés sur mon propre compte Instagram. Là, c’était un festival de haine. Ça a été très dur à vivre et pas seulement pour moi, mais aussi pour mes proches et ma famille qui ont été extrêmement blessés par cet acharnement”. Bien que prévenue en amont de l’émission sur les commentaires potentiels à venir, elle n’y a pas échappé.

“On m’avait prévenu au début de la diffusion : ne jamais ouvrir Twitter. Je m’y suis tenue jusqu’à ce qu’on me mette sous le pif toutes les publications haineuses me concernant. J’étais à mille lieues d’imaginer être un punching-ball des réseaux sociaux. Depuis ce moment-là, j’ai commencé à y faire plus attention, je lisais bien évidemment toutes mes notifications sur Instagram. Mais en dehors de ça, je ne suis jamais allée fouiller ailleurs”, explique Louise Bourrat, à la tête de son propre restaurant, Boubou’s, à Lisbonne. “À quoi bon se faire du mal ? J’ai reçu pas mal de messages de haine en messages privés. Ce que je ne voyais pas à l’époque, c’était tous les messages d’amour que je recevais. Mais la nature humaine fait que la haine éclipse l’amour et je me suis focalisée sur le négatif. Les messages gentils, j’avais tendance à les lire presque en diagonale, alors que les méchants, j’allais les lire quatre fois.”

“J’étais à mille lieues d’imaginer être un punching-ball des réseaux sociaux.”

Est-ce qu’elle s’attendait à de telles critiques en participant à l’émission ? “Oui et non”, répond Louise Bourrat. “On ne peut pas plaire à tout le monde et je n’ai jamais essayé de le faire. Je suis restée moi-même du début à la fin. Mais j’avais vraiment à cœur de véhiculer un message de fraternité, d’humilité, et surtout d’indulgence. En fait, ce message que je rabâchais à longueur de temps a été éclipsé au profit de l’image de la guerrière déterminée à gagner. Parce que dans une émission culinaire, forcément, de base très masculine, la femme doit être ultra-déter, obnubilée par la victoire et sans foi ni loi pour réussir. Et c’est l’image de la profession, aussi. Ce serait plus d’utilité publique aujourd’hui de parler de vulnérabilité comme quelque chose de tout à fait OK et sain, de tous faire preuve d’un peu plus d’indulgence envers soi-même et les autres. On vit tellement sous pression, il faut être le meilleur, le plus technique, le plus créatif, le plus productif, le plus spirituel, le plus beau, le plus heureux… Ça ne fait que créer de la frustration et des complexes de supériorité ou d’infériorité chez tout le monde.”

Justine Piluso. (© Jo Zhou/M6)

Justine Piluso, elle, a participé à une saison qui a marqué l’histoire de Top Chef : la saison du confinement. Celle qui a vu naître Mory Sacko, Adrien Cachot ou Diego Alary. La saison que tout le monde aime à décrire comme la plus aboutie et la plus plaisante à regarder. Mais ça n’a pas été le cas pour tout le monde : “Lors de la diffusion, je ne regardais pas les commentaires sur moi, c’est mon mari Camille qui faisait le filtre”. Au départ, l’acharnement se résumait à un petit jeu : “Les gens parlaient de moi comme de la coriandre : soit tu m’aimes, soit tu ne m’aimes pas, grosso modo”. Puis les attaques se sont amplifiées, accentuées et multipliées, avec pour seul prétexte l’idée selon laquelle Justine Piluso serait… trop joviale. “On disait que j’étais trop excitée, que je souriais trop pour une personne normale. Les gens trouvaient ça bizarre et je me suis alors demandé : ‘les gens n’aiment-ils donc pas voir les autres gens rire ?’, nous confie la cheffe, qui ne s’attendait vraiment pas à de telles attaques. “Je m’attendais à avoir quelques remarques parce qu’on ne peut jamais plaire à tout le monde, mais des remarques sur le fait que je sois de bonne humeur, ça, jamais. J’attendais des commentaires sur ma cuisine, pas sur la manière dont je souris.”

“Je m’attendais à quelques remarques parce qu’on ne peut jamais plaire à tout le monde, mais des remarques sur le fait que je sois de bonne humeur, ça, jamais. J’attendais des commentaires sur ma cuisine, pas sur la manière dont je souris”

Du côté de la production de Top Chef, ces attaques ne sont pas prises à la légère. Ces dernières saisons, les candidats sont préparés à la médiatisation en amont. “C’est toujours un moment délicat de se retrouver exposé au grand jour d’un coup et de devoir faire face aux commentaires du public. Alors on leur explique de ne pas forcément regarder tout ce qui se dit sur eux sur les réseaux sociaux, en négatif, mais en positif non plus”, dit Romuald Graveleau, directeur de programmes à Studio 89, la société de production de Top Chef. “On leur dit de prendre du recul et, surtout, on essaie de les sensibiliser à l’utilisation des réseaux sociaux, comme ne pas répondre aux internautes virulents afin de ne pas alimenter des discussions stériles. En revanche, on leur conseille vivement de signaler tous les comportements haineux, évidemment”.

Mais la question du montage n’est pas au cœur du problème, explique-t-il. “Le problème ne vient pas tant de la manière dont sont montrés les candidats que du comportement de certains internautes. Top Chef est une émission bienveillante, on essaie de mettre en valeur ce qu’ils sont, leur cuisine et leurs succès. Mais le souci avec la médiatisation, c’est que certains vont te trouver génial et d’autres moins génial – et ce sont eux qui sont le plus visibles. Ce qu’on explique aux candidats, c’est que l’on ne peut pas maîtriser en amont ce que les gens vont penser d’eux. Trop grand, trop petit, trop blond, trop brun : on ne peut pas anticiper ces choses-là.” Pour venir en soutien des candidats et candidates, la production, tout comme une psychologue, se tient à leur disposition pour répondre à leurs questions et inquiétudes.

Lucie Berthier Gembara. (© Christophe Bornet by Kristo)

Les candidates interrogées, elles, pointent des comportements problématiques, à l’image de ce que l’on peut observer tous les jours. “Il y a un problème avec la réussite des femmes et la mise en avant des femmes”, résume Lucie Berthier Gembara. “Ce que ça m’inspire c’est qu’à comportement égal, un homme et une femme ne seront pas jugés de la même manière. On n’attend pas la même chose de l’un ou de l’autre”, enchaîne Louise Bourrat. “Par exemple, un homme qui pleure, c’est quelqu’un d’émotif, de sensible, c’est touchant ; une femme qui pleure, c’est une ‘pleurnicheuse’, une fragile ; un homme heureux dans la victoire est un compétiteur ; une femme heureuse dans la victoire manque d’humilité ; un homme qui parle en argot c’est qu’il a du franc-parler ; une femme est vulgaire ; un homme qui gagne, c’est normal, une femme qui gagne, c’est pour remplir les quotas. Le problème, c’est que ça n’encourage pas les femmes à aller chercher ce qu’elles veulent, ça ne les encourage pas à se mettre sur le devant de la scène et à dire : ‘Hello, moi aussi, je mérite de la reconnaissance’, je mérite tel poste, je mérite tel salaire”. Même son de cloche pour Justine Piluso : “Depuis la nuit des temps, les femmes qui n’entrent pas dans des cases sont décrites comme hystériques, névrosées ou excitées. On n’a pas le droit et la liberté d’être soi, d’être différentes, d’être nous-mêmes. Je trouve que c’est navrant, surtout quand on parle de cuisine”.

Alors que faire ? “C’est une société à éduquer. Une éducation sur ces questions de réseaux sociaux, de harcèlement… Il faudrait aussi que les plateformes réagissent face à de tels comportements”, propose Justine Piluso. Pour Louise Bourrat, il est important que les productions d’émissions restent vigilantes pour ne pas entretenir les stéréotypes de genre, mais il faut surtout éduquer les générations futures, encore et encore plus. “Il n’y a rien de plus facile que de faire du mal, par contre, faire le bien… Je rabâche : l’indulgence, c’est l’essentiel. Mais c’est connu, on adore mépriser, c’est la nature humaine. Il y a tellement de drames causés par le harcèlement en ligne et le harcèlement de manière générale qu’il faudrait réfléchir à deux fois avant d’appuyer sur les touches de son clavier, parce qu’il y a des êtres sensibles de l’autre côté. Alors… haïssons en silence ?”