En Chine, ces influenceuses font – littéralement – le trottoir

En Chine, ces influenceuses font – littéralement – le trottoir

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© Naomi Wu/Twitter

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Par Julie Morvan

Publié le , modifié le

Armées de ring lights, elles streament en masse dans la rue.

C’est une rue comme une autre sous un pont. Il fait nuit mais, les lieux sont éclairés comme en plein jour. Car sur le trottoir, des rangées d’influenceuses s’étendent à perte de vue. Elles sont plusieurs dizaines, toutes installées devant leur ring light, assises sur des sièges ou à même le sol. Dans le brouhaha environnant, renforcé par l’écho des lieux, on perçoit même quelques chants. Discussion, karaoké, peinture : chacune d’entre elles anime un live dans le but d’amasser le plus d’argent possible.

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“Un air de Cyberpunk

Cette vision semblant sortir tout droit d’une dystopie un peu flippante a été partagée sur Twitter le 11 février dernier par Naomi Wu, une célèbre youtubeuse chinoise basée à Shenzhen. Cette dernière précise que la scène a été capturée dans un quartier aisé de la ville de Guilin, au sud de la Chine. Elle aurait eu lieu en juillet 2022 si l’on en croit La Vanguardia, et cumule déjà plus de 6 millions de vues :

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“La touche Cyberpunk du jour : les temps sont durs pour les e-thots”, écrit Naomi en légende de son post. Selon le Urban Dictionary, le terme “e-thot” désignerait de façon péjorative les créatrices de contenu qui gagnent leur vie en se filmant, en live ou non, sur les réseaux sociaux.

Effectivement, si l’on en croit les photos et vidéos partagées par Naomi, toutes ces jeunes filles streament depuis des smartphones. Sur certaines images, on reconnaît d’ailleurs l’interface de Douyin, l’équivalent de TikTok en Chine et également détenue par le groupe chinois ByteDance. Ces applications permettent aux viewers d’interagir directement avec elles via un chat en ligne ou des dons d’argent.

La dure loi de l’algorithme

Mais pourquoi faire tout ça dehors, en pleine nuit ? Naomi explique dans un thread que ces plateformes sur lesquelles ces jeunes femmes se filment utilisent la géolocalisation pour proposer aux utilisateur·rice·s, des contenus autour d’eux. En se positionnant à des endroits stratégiques, comme ce quartier huppé, les influenceuses augmentent les chances de toucher une audience aisée, et donc de récolter des dons plus importants.

Dans ce cas, ne peuvent-elles pas activer un VPN et streamer tranquillou depuis chez soi ? On a demandé à Naomi, qui nous a répondu que c’était tout simplement impossible en Chine. Selon elle, cette économie numérique est strictement encadrée :

Il y a un système de géolocalisation des appareils mobiles très sophistiqué, implanté à la racine de ces applications”, explique-t-elle. Et la triche coûte très cher : “Si vous vous faites prendre, vous êtes banni de la plateforme à vie. Évidemment, si c’était pratique de le faire, nous le ferions.” Mieux vaut donc être physiquement sur place pour contourner les règles.

La fabrique du désir en ligne

Passé la première surprise, plusieurs détails intriguent sur ces images : le matériel utilisé par ces influenceuses est étrangement identique. Ring lights, coussins, trépied, support de smartphone, la rangée de scooters sur le bas-côté, même les plaids… En réalité, cette armée de streameuses ferait partie d’un des réseaux que l’on connaît plus souvent en Chine sous le nom d’“usine à streamers” à l’image de REDO Media, comme le rapportait Vice dès 2017 :

“Un grand nombre d’hommes en Chine aiment regarder et envoyer des messages à des filles qui se filment depuis leurs chambres en utilisant des sites ou des applications [DouYu à l’époque]”, rapportait l’article. Une forme de soft porn très apprécié dans le pays, dont la demande est aujourd’hui plus forte que jamais.

Face à la concurrence accrue, streamers et agences de streamers doivent donc redoubler d’ingéniosité. “Ce n’est pas la norme, la grande majorité continue à streamer depuis chez elles. Ces femmes sont ambitieuses”, explique Naomi. “Elles restent quelques heures, gagnent de nouveaux followers et vont ailleurs.”

Elle avance d’ailleurs dans les commentaires que certaines femmes dans ses vidéos ont un MCN – “Multi-Channel Network”, c’est-à-dire qu’elles travaillent en collaboration avec une plateforme intermédiaire qui touche des revenus sur les dons qu’elles perçoivent sur les plateformes de streaming. “Il y a d’ailleurs une équipe support là-bas”, ajoute-t-elle.

“Le revenu peut être plutôt bon – bien que la plupart ait un métier à côté”, précise Naomi dans son thread. Cette activité serait plutôt sûre : les personnes mal intentionnées sont rapidement identifiées et la police n’est pas loin. Même si, quand le bruit est trop important, elle demande parfois à ces groupes de se déplacer ailleurs pour ne pas importuner le voisinage.

Loin d’elle l’idée de faire du slut-shaming, ses images visent plutôt à montrer une autre réalité que celles que conçoivent les Occidentaux. “Le travail du sexe est tout autant un vrai travail”, répond-elle sous un des commentaires. “Ces femmes (et leurs homologues masculins) financent leur jeunesse en offrant du divertissement contre de l’argent.”