Nina, rescapée du 13 novembre 2015 : “Mes yeux dans les tiens tu sais j’y pense encore…”

Nina, rescapée du 13 novembre 2015 : “Mes yeux dans les tiens tu sais j’y pense encore…”

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C’était une belle équipe. – La Belle Équipe, au lendemain du 13 novembre 2015 (le bar a réouvert depuis, et la vie a repris son cours).

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Par Rachid Majdoub

Publié le

Mes yeux dans les tiens tu sais j’y pense encore…

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Tourne tourne la mort autour de moi
Les visages de ceux qui n’se relèveront pas
Ces passants d’un soir qui crevèrent le décor
Mes yeux dans les tiens tu sais j’y pense encore

Sur le fil de la vie j’avance à reculons
Un besoin d’amnésie, pourquoi ça tourne pas rond
Des hommages à outrance pour ceux qui sont tombés
Comme une insulte rance que l’on veut effacer

J’étais seule ce soir-là dans cette foule sombre
Cette table sur moi, en marche vers ma tombe
Mais ils ne m’auront pas, dis-moi est-ce qu’ils m’ont eue
Toi qui n’étais pas là, pourquoi me regardes-tu ?

Un “couchez-vous” entrecoupé d’horreur
La vie m’a faite tomber au sol
Et le front sous la chaise, pas le temps d’avoir peur
Que la faucheuse se taise quand les balles s’affolent

On se serre on se terre,
Dans ce silence qui gueule
Cette chair qui m’est chère
Se noie dans son linceul

Et la vitre qui éclate en sanglots
Le verre à moitié plein qui s’vide sans un mot
Mais qu’ils finissent vite ! Demain j’dois m’lever tôt
Est-ce qu’ils tirent encore, ou est-ce que c’est l’écho ?

“Levez-vous, ils sont partis” – comme sa voix se brise
Mais l’instinct de survie, qui m’a couchée au sol,
A froissé ma chemise, a froissé mon envol

Je lève les yeux au mur, nous sommes six debout
Doucement le murmure du sang nous met à g’noux
Ton T-shirt dev’nu rouge ils te prennent par la main
Tu répétais sans cesse, ce n’est rien ce n’est rien

Et je suis restée là, le nez dans le brouillard
“C’était quoi, c’était quoi”, même toi t’étais hagard
Quand j’ai levé les yeux, quand j’ai ouvert la porte
De ce bar merveilleux, où ma jeunesse est morte

J’ai croisé un regard, un visage troué
Une femme sur le départ qui m’a longtemps fixée
De sa tête penchée j’voyais couler la vie
Les yeux exorbités, “sauve-moi je t’en prie”

Moi je ne savais pas qu’la mort c’était si sale
Moi je ne savais pas qu’la mort ça f’sait si mal
J’me souviens d’ce type-là, qui t’nait encore sa bière
Écroulé sur la table, il t’nait encore sa bière

Et puis la fille là-bas, allongée sur l’goudron
Là où je me tenais, une minute environ
Avant ce long coma vécu en noir et blanc
Est-ce que cette fille c’est moi, ça siffle dans mes tympans

Son téléphone sonne, est-ce que j’devrais répondre
Désolée y’a personne, je reviens je m’effondre

Les autres sortent enfin, passent le pas d’la porte
Leur désespoir déteint sur ma figure amorphe
Les cris déchirent la ville, Paris j’te croyais forte
Ce soir tu t’es éteinte, dis-moi qu’tu n’es pas morte

Coincée parmi les corps, ces vies sur le départ
Moi je veux pas bouger, je voudrais juste m’asseoir
Chanter pour qu’ils reviennent, panser les plaies de larmes
Dans le choc de ma haine je voudrais prendre les armes

J’me rappelle de ta main qui m’a dit on s’en va
Je t’ai dit je veux pas, va-t-en je reste là
Alors tu m’as poussée, m’as dit “ils vont rev’nir”
J’me suis vue trébucher avec rien pour m’ret’nir

Sa jambe était si chaude, ma chaussure si froide
Que le rideau s’écroule, efface cette mascarade
Il ne respirait plus, tu m’as poussée encore
“Il faut partir maint’nant” et t’as poussé plus fort

J’ai oublié comment j’ai oublié pourquoi
Nos jambes nous ont portées quelques mètres plus bas
Les marches quatre à quatre, “Maman, moi ça va
– les autres sont tous morts, mais je respire encore”

Et ces heures dans le noir, assis contre le mur
À écouter la ville éventrée qui murmure
Aux portes effrayées ses sinistres blessures

Les fenêtres fermées, les chaussures enlevées
Pour ne pas faire de bruit, disparaître dans la nuit
Et tous se demandent si la mort nous a suivis
Pendus au bout du fil, “n’appelle plus je t’en prie”

Quand on descend enfin rejoindre le trottoir
On entend “qu’avez-vous vu, si rien, rentrez – bonsoir”
Mais monsieur moi j’ai tout vu, j’ai bu la mort ce soir
“Rentrer” ? Oui – “rentrer”, où ?
“Messieurs dames rentrez chez vous”

Mais monsieur moi je n’sais plus où j’habite
Mon gardien de cauchemars je le sens qui s’agite
La voiture disparaît je crois qu’je suis dedans
Trop vite est v’nu l’après, j’me préférais avant

Les secondes s’écoulent et deviennent des mois
Et moi quand je m’écroule on me montre du doigt
“La vie reprend ses droits, remercie d’être là”
Tu es qui toi déjà, t’es qui pour me dire ça ?

Oui toi t’étais pas là, mais t’en fais pas je sais
Qu’t’as versé quelques larmes entre deux cigarettes
Indigné en terrasse, chaque soir tu trinquais
Mais t’es vite dev’nu las, la mort ça sent mauvais

Moi j’vais plus en terrasse, j’vais plus nulle part en fait
Mon chagrin plein de crasse n’est pas fait pour la fête
Les amis qui s’écartent tandis que je m’éloigne
Les médecins qui répètent qu’la colère ça se soigne

J’devrais pas leur en vouloir d’pas avoir été là
Moi-même j’étais ailleurs quand j’ai fermé les yeux
J’devrais pas m’en vouloir d’être toujours là
Mais j’y peux rien tu sais, l’désespoir ça rend vieux

Dites-leur d’arrêter
D’nous dire “ça ira
L’travail c’est la santé
Et qui vivra verra”

Dites-leur d’arrêter
D’nous montrer le chemin
D’parler toute la journée
Et d’finir par “de rien”

Tourne tourne la mort autour de moi
Les visages de ceux qui n’se relèveront pas
Ces passants d’un soir qui crevèrent le décor
Et tes yeux dans les miens tu sais j’y pense encore.

Texte de Nina Eghbal pour Konbini, édité et publié par Rachid Majdoub.