Bennett Miller : “Foxcatcher est censé vous hanter, vous déranger”

Bennett Miller : “Foxcatcher est censé vous hanter, vous déranger”

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Par Constance Bloch

Publié le

Éloge de la lenteur

Bennett Miller aime prendre son temps. Il n’est pas de ces cinéastes omniprésents qui enchainent les projets, parfois au détriment de la qualité. Il suffit de regarder sa filmographie pour s’en rendre compte : à son actif, un documentaire et trois longs métrages de fiction, étalés sur seize ans.
Je suis lent, inefficace et paresseux et c’est très difficile pour moi de faire un film“, répond t-il dans un sourire lorsqu’on évoque sa carrière. “Ça me prend beaucoup de temps pour y parvenir, et après j’ai l’impression que j’ai besoin de récupérer.
À l’entendre, on croirait presque qu’il parle d’un accouchement. Ce qui est en quelque sorte le cas concernant chacun de ses nouveaux films. Et Foxcatcher, c’est un peu le bébé tant désiré du réalisateur. Il raconte :

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J’ai essayé de faire Foxcatcher juste après Truman Capote. Il m’a fallu des années de recherches, de développement, pour avoir un scénario et un financement. Puis je me suis rendu compte qu’à l’époque ça ne serait pas possible. J’ai passé quatre ans à croire dur comme fer que je ferais le film mais j’ai dû le mettre sur pause et me consacrer au Stratège.

Brad Pitt m’a demandé de jeter un œil au livre et à tous les scénarios qui avaient été écrits. J’ai vraiment pris du temps avec le projet et je me suis dit qu’il y avait vraiment un film à faire, mais j’avais ma propre idée de ce que je voulais faire. J’en ai parlé à Brad et il m’a dit “ça a l’air génial, faisons-le !“.
Je lui ai répondu que ce n’était pas vraiment un film de studio et qu’on risquait d’avoir des problèmes. Il m’a dit de ne pas m’en faire. Donc oui, c’était un film de studio, mais il y avait à la fois un vrai sentiment de liberté. Brad Pitt était très protecteur car il produisait. Mais bien sûr, il y avait quand même toute l’anxiété et la pression liées au studio.

L’histoire vraie version Bennett Miller

Faire briller ses acteurs

Bennett Miller semble avoir un don pour révéler le meilleur de ses comédiens. Après avoir fait briller Philip Seymour Hoffman sous sa caméra dans la peau de Capote (il raffle l’Oscar du Meilleur Acteur), dans le Stratège, Bennett Miller fait de même avec Brad Pitt.
Dans Foxcatcher, il met en lumière un trio d’acteurs aussi génial qu’improbable, tous dans des rôles à contre-emploi. Channing Tatum et Mark Ruffalo dans la peau des frères Schultz, mais surtout l’incroyable Steve Carrell, qui laisse au placard son éternel rôle de comique pour rentrer dans la tête du meurtrier schizophrène John. E. Dupont. Un coup de maître risqué et surprenant.
Bennett Miller explique :

Il ne fallait pas quelqu’un que tout le monde puisse imaginer dans la peau d’un tueur car à l’époque, personne n’avait jamais pensé que John Dupont pourrait l’être. Je voulais quelqu’un que l’on ne puisse pas imaginer faire une chose pareil. Je pense aussi que [Steve Carrell] c’est un grand acteur.
Il y a aussi quelque chose de spécial au sujet des acteurs comiques qui tout à coup font du dramatique. C’est très intéressant car quand on a un acteur comique comme Steve, ses personnages dépassent très souvent l’écran. Quand on le voit sur un plateau télé ou en interview, il est toujours dans la peau de son personnage. On sait pertinemment que ce n’est pas qui il est dans la “vraie vie”, et on a rarement l’occasion de les voir hors de leur costume de comique.


Le pari est réussi puisque Steve Carrell livre très certainement la performance la plus intense de sa carrière. Cela, au prix de nombreuses heures de tournage pendant lesquelles le réalisateur demande à ses acteurs un important travail d’improvisation :

Je pense que ce n’était pas très marrant pour eux [le tournage], car je leur demandais beaucoup d’improvisation et d’exploration. Je les poussais pas mal. On ne suivait pas le script de façon minutieuse. C’était plus “ok, on tourne cette scène aujourd’hui, voilà ce qu’il s’y passe, voyons maintenant comment on va faire“. Ils devaient beaucoup improviser, parler à travers leur personnage.
Quand vous regardez un film qui s’est entièrement tenu au scénario, et que les acteurs le suivent mot à mot, ça se ressent je trouve.

Une méthode de travail qu’il applique depuis son tout premier film, et qui peut surprendre étant donné la maitrise absolue qui transpire de ses réalisations. Cette maitrise découle d’incalculables heures de travail, de recherches et de réflexion, qui lui permettent par la suite une certaine liberté. Comme le disait si bien Ingmar Bergman, seul quelqu’un d’extrêmement bien préparé peut se permettre d’improviser. Et c’est là l’un des secrets de Bennett Miller.

Cinéma du non-dit

Le réalisateur est à la recherche de vérité absolue dans les dialogues, mais pas dans l’histoire ou même les personnages. Bennett Miller aime le mystère, l’opaque, l’indicible. Car dans Foxcatcher, il ne tente à aucun moment de donner une explication à l’acte de John. E. Dupont. Il se contente de nous donner des pistes pour que l’on puisse construire notre propre réflexion :

Le film ne fait aucune conclusion de manière délibérée, il n’y a pas d’explication. Il ne suit pas la construction du film hollywoodien typique, qui t’explique pourquoi il l’a tué. Foxcatcher est censé vous hanter, vous déranger.
C’est tellement ennuyeux quand un film tire les conclusions à votre place. Donner une conclusion, ça veut dire arrêter de penser. […] et donner une explication à Foxcatcher, c’est le réduire à quelque chose de trivial et spécifique. Alors qu’en plus de ça, John Dupont n’a jamais donné d’explication à son meurtre, et il ne l’a d’ailleurs jamais admis.