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Derrière le succès de Fortnite se cachent d’abominables conditions de travail

Derrière le succès de Fortnite se cachent d’abominables conditions de travail

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Fortnite © Epic Games

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Par Pierre Bazin

Publié le

À coup d'horaires impraticables et d'intimidation au travail, les équipes derrière Fortnite vivent un véritable battle-royale...

L’extrême popularité de Fortnite a dépassé toutes les attentes de son développeur et éditeur Epic Games. Ce qui n’était originellement qu’un “simple” jeu co-op en juillet 2017 est devenu, quelques mois plus tard, un battle-royale à succès. En moins d’un an, Fortnite Battle Royale a réuni 125 millions de joueur·euse·s sur ses serveurs, un record de croissance éclair jamais égalé.

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Cependant, un succès fulgurant a toujours un revers de médaille. L’industrie vidéoludique est loin d’échapper à la règle, notamment en ce qui concerne les conditions de travail. Le milieu professionnel du jeu vidéo est un monde ingrat, et en particulier sur la partie développement qui comprend codeurs, programmeurs, graphistes, etc.

Fin 2018, ce sont les studios Rockstar Games qui avaient créé la polémique : le cofondateur Dan Houser avait laissé échapper le chiffre de “100 heures de travail hebdomadaires” concernant les dernières semaines avant le lancement du jeu Red Dead Redemption 2 comme preuve de “passion engagée”.

Cette méthode très critiquable de management, qui consiste à faire accumuler les heures de travail (pas forcément comptabilisées) aux employés sur quelques courtes périodes avant une échéance précise (sortie d’un jeu, présentation à une conférence, etc.), porte un nom : le crunch.

Or, d’après une longue enquête menée par le magazine Polygon, l’équipe de développement de Fortnite qui travaille aux studios d’Epic, ainsi que les sous-traitants, sont loin d’avoir été épargnés par ces rythmes inhumains, en raison du succès (trop ?) rapide du titre et de la volonté de l’éditeur de sans cesse renouveler la formule.

“Je travaille en moyenne 70 heures par semaine”

Les témoignages rapportés sont assez édifiants. Les temps de travail atteignent des chiffres complètement déments. Même du côté des contractuels et du service clientèle d’Epic, on parle d’un environnement de travail hostile et intimidant, où les heures “supplémentaires” sont en réalité un “service” attendu par l’entreprise.

Les développeurs parlent carrément d’une véritable “culture de la peur”. Certains d’entre eux déclarent souffrir de problèmes de santé après avoir travaillé pendant des mois consécutifs sur des amplitudes horaires vertigineuses. Un employé d’Epic Games a déclaré à Polygon :

“Je travaille en moyenne 70 heures par semaine […]. Je connais des gens qui accumulent des semaines de 100 heures. L’entreprise nous accorde des congés illimités, mais il est presque impossible de vraiment les prendre. Si je prends un congé, la charge de travail incombe à d’autres employé·e·s et personne ne veut être ce type.”

Malheureusement, l’industrie vidéoludique, qui est finalement encore assez jeune (malgré sa domination financière dans le secteur culturel), n’a accès qu’à très peu d’outils de protection du salariat aux États-Unis. Ce n’est que très récemment que des syndicats fraîchement créés comme Game Workers Unite incitent les travailleurs du jeu vidéo à syndiquer afin de protéger leurs droits.

À lire aussi : Les petites mains du jeu vidéo se syndiquent pour dénoncer les conditions de travail abusives

En France, il existe depuis 2017 le Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV), premier syndicat au monde à défendre les salarié·e·s de l’industrie vidéoludique, et non les éditeurs et les multinationales – dont s’occupent le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) ou le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV).

“Tout ce que la direction veut, ce sont des personnes jetables”

Des témoignages recueillis par Polygon, on retient surtout que la pression individuelle maintenue par la direction est extrêmement pesante. Les employé·e·s qui ont témoigné ont d’ailleurs demandé à ce que leur identité soit protégée, par crainte de représailles de la part d’Epic ou même d’autres employeurs de l’industrie vidéoludique.

Epic Games exige que son personnel ainsi que les ancien·ne·s employé·e·s signent des accords de confidentialité, ce qui limite leur capacité à parler du fonctionnement de l’entreprise. Un témoin confie :

“Je connais des personnes qui ont simplement refusé de travailler les week-ends, puis nous avons manqué une échéance, car leur part n’était pas finie, elles ont été renvoyées […]. Les gens perdent leur emploi parce qu’ils ne veulent pas travailler pendant des heures supplémentaires.”

Certains admettent avoir craqué, fondu en larmes ou eu des burn-out tandis que la précarité de leur contrat (et du secteur en général) les épuise jusqu’à la moelle. À ce sujet, du côté d’Epic Games, un porte-parole déclare que les heures supplémentaires des free-lances sont en moyenne de “moins de cinq heures par semaine”.

Néanmoins, cette déclaration va à l’encontre du constat des personnes concernées, qui ont l’impression de vivre un crunch perpétuel : “Je travaillais au moins douze heures par jour, sept jours par semaine, pendant au moins quatre ou cinq mois […]. Une grande partie implique de rester au travail jusqu’à 3 ou 4 heures du matin”, note un ancien free-lance qui a eu affaire à l’entreprise.

Le problème des jeux en ligne

Malgré les gigantesques profits engendrés par la machine Fortnite (3 milliards de dollars en 2018), Epic Games ne compte pas libérer de suite sa poule aux œufs d’or et l’éditeur redouble d’effort pour maintenir le titre au top, notamment face à la concurrence que représentent des jeux comme Apex Legends.

Ainsi, les MAJ et autres patchs hebdomadaires, plus des correctifs ponctuels en cas de “crise” (bug, glitch, critiques vives), représentent un travail faramineux pour les développeur·euse·s. Un cadre représentant d’Epic admet que “certains” travailleur·euse·s ont eu des horaires extrêmes et déclare à ce sujet :

“Tout doit être fait immédiatement. Nous n’avons pas le droit de nous la couler douce sur quoi que ce soit. Si une mécanique se brise – une arme, par exemple –, nous ne pouvons pas simplement la retirer puis la réparer avec le prochain patch. Cela doit être corrigé immédiatement et, pendant ce temps, nous travaillons toujours sur le correctif de la semaine prochaine. C’est brutal.”

De nombreuses sources déclarent qu’Epic gérait plutôt bien sa culture de travail avant le succès de Fortnite, que les heures supplémentaires n’étaient demandées que si vraiment nécessaires et à des moments ponctuels de l’année. Mais avec le succès du jeu, les promesses du marketing ont explosé en même temps que les horaires et les attentes vis-à-vis de la partie dev.

Aujourd’hui, Epic Games est basé à Cary, en Caroline du Nord, et emploie environ un millier de personnes. Son site Web répertorie actuellement plus de 200 offres d’emploi.