AccueilArchive

Pourquoi Wikileaks est sous le feu des critiques

Pourquoi Wikileaks est sous le feu des critiques

avatar

Par Thibault Prévost

Publié le

Depuis plusieurs semaines, l’organisation de Julian Assange multiplie les initiatives maladroites au nom d’un dogme de la transparence absolue. 

À voir aussi sur Konbini

Ces dernières semaines, vous l’aurez remarqué, il a beaucoup été question de la liberté d’expression sur Twitter. Et évidemment, dès qu’il s’agit de défendre le droit de s’exprimer sans réserve et de tout dévoiler en faisant fi des conséquences, on peut compter sur Wikileaks.

L’organisation de Julian Assange, devenue un acteur incontournable de l’information grâce à ses multiples révélations de secrets d’État, est un farouche défenseur de la transparence de l’information. Une ligne avec laquelle tout un chacun peut sembler, a priori, plutôt d’accord. Pourtant, ces dernières semaines, les différentes prises de position dogmatiques de Wikileaks lui ont valu plus de critiques que de compliments, tant en France qu’à l’étranger.

Milo Yiannopoulos : trolling ou liberté d’expression?

Le 20 juillet, Twitter décidait de bannir définitivement l’un de ses trolls les plus célèbres, l’éditorialiste gréco-britannique Milo Yiannopoulos (officiant sous le pseudo de “Nero”), après une provocation de trop. À l’occasion de la sortie du nouveau Ghostbusters au casting 100% féminin, le polémiste du site d’extrême droite américain Breitbart s’en était pris frontalement à l’actrice afro-américaine Leslie Jones dans une série de tweets racistes.

Une campagne de harcèlement en ligne en bonne et due forme, qui incitait ses 300 000 followers à bombarder l’actrice de tweets parfaitement dégueulasses. Au point que celle-ci, écœurée à juste titre par ses contemporains, ne décide de quitter Twitter. Jusqu’à ce que le réseau social ne décide finalement d’agir.

Happy end ? Pas pour Wikileaks, qui tweetait immédiatement son indignation, en assurant au passage ne pas défendre Milo Yiannopoulos : “Nous ne défendons pas @Nero, nous nous défendons nous-mêmes. Si Twitter devient un lieu où règne la censure, @Wikileaks sera censuré.”

L’organisation a donc décidé d’engager un débat avec Jack Dorsey, l’un des fondateurs du réseau social, sur la modération des contenus du site, un débat de plus en plus récurrent sur Twitter, en proposant notamment la création de filtres réglables par la communauté.

“Nous travaillons dessus”, a répondu Jack Dorsey. “Bonne nouvelle”, a conclu Wikileaks… quelques minutes après avoir annoncé son intention de “créer un service rival” à Twitter, au motif que l’organisation et ses soutiens se sentent “menacés par un espace ou règne une justice féodale”.

Twitter, incapable de se positionner

Peu importe si, comme le soulèvent plusieurs utilisateurs de Twitter, les propos de Milo Yiannopoulos tombent sous le coup de la loi (propos racistes, insultes, atteintes à la vie privée, incitation à la haine, demandez le programme). Pour l’organisation de Julian Assange, si Milo Yiannopoulos a été banni sans avoir contrevenu aux conditions d’utilisation du site, il s’agit de censure, point final.

Wikileaks, tout à sa croisade pour la liberté d’expression, oublie au passage une autre donnée fondamentale du problème : l’incapacité de Twitter à se positionner clairement sur la modération.

Car non seulement une entreprise peut tout à fait décider de sanctionner un utilisateur pour ses propos sans violer sa “liberté d’expression” (qui n’est pas un droit absolu), mais Twitter s’est également engagé auprès de la Commission européenne à serrer la vis, après avoir été assigné en justice pour son laxisme, tandis que l’entreprise négocie un accord sur la modération avec les associations antiracistes françaises.

En d’autres termes, Twitter est aujourd’hui partagé entre sa politique initiale de laisser-faire et ses nouvelles obligations de modération de contenu, ce qui déplaît particulièrement à une importante partie libertaire de sa communauté. Et voilà comment Wikileaks, fervent défenseur des libertés fondamentales, se retrouve à défendre de facto un type accusé de harcèlement en ligne.

À Nice, la transparence contre l’éthique

Quelques semaines plus tôt, Wikileaks avait déjà froissé pas mal de ses fans avec une initiative rapidement controversée : à la suite de l’attentat de Nice, l’organisation avait décidé en effet de diffuser la vidéo, atroce, des cadavres étalés sur le bitume, sans floutage d’aucune sorte, accompagnée d’un avertissement de contenu “sensible”.

Interpellé (entre autres) par le journaliste de Télérama Olivier Tesquet sur l’aspect blessant de ces vidéos, notamment pour les familles des victimes, et leur valeur informative, Wikileaks rétorquait que la vidéo était “nocive pour la gauche et la droite qui tentent de cacher la réalité du terrorisme sous le tapis”.

L’organisation justifiait ensuite sa décision de poster la vidéo, contre les recommandations de la police française, par sa capacité à ouvrir le débat sur “les échecs des politiques ayant mené à cette attaque en premier lieu.”  Sur le compte de l’organisation, la vidéo est toujours en ligne, notamment car Twitter, qui hésite donc toujours sur sa politique de modération, se réserve le droit de décider quels sont les contenus trop “choquants” pour être postés. La transparence avant tout, encore, et en l’occurrence avant les préoccupations éthiques.

Wikileaks, acteur radical… et essentiel

Ces dernières semaines, donc, Wikileaks s’est retrouvée à défendre des positions que beaucoup ont jugé radicales et nuisibles à son travail d’information. Mais telle est l’organisation d’Assange : radicale. Parfois pour le meilleur, lorsque son travail permet de faire émerger des secrets d’État et révéler des scandales, et parfois pour le pire, lorsque cette vision un tantinet binaire s’insère dans la société civile, ou critique le travail d’enquête, notamment lors de la publication des Panama Papers par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).

Dernier exemple en date : le 22 juillet, Wikileaks a publié près de 20 000 e-mails de membres du Comité national démocrate américain, contenant une tonne de données personnelles. Même si ces e-mails viennent de révéler au grand jour l’existence d’une stratégie anti-Sanders au sein du parti démocrate, on a bien du mal à évaluer la valeur informative de données telles que des numéros de passeport, de carte bancaire ou de sécurité sociale.

Depuis la diffusion de son premier scoop, il y a six ans — la vidéo “collateral murder”, qui montrait des soldats américains ouvrant le feu sur des civils irakiens, en 2007 —, Wikileaks a réduit la hauteur qui sépare organismes gouvernementaux et société civile.

Une tâche d’autant plus essentielle que la protection juridique des lanceurs d’alerte reste incertaine et que des initiatives comme la récente loi sur le secret des affaires restreignent un peu plus l’accès à l’information.

Oui, le militantisme de Wikileaks est essentiel et ses résultats importants pour la démocratie. Mais la vision sociétale de l’organisation, dans laquelle toute l’information doit être accessible en place publique, se heurte également à certains principes (limites de la liberté d’expression, éthique journalistique…) qui sont encore fondamentaux à l’heure actuelle. Car tout publier, ce n’est pas forcément exposer la vérité.