Turquie : pourquoi les femmes tournent le dos au président Erdogan

Turquie : pourquoi les femmes tournent le dos au président Erdogan

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Par Théo Chapuis

Publié le

Notre religion (l’islam) a défini une place pour les femmes (dans la société) : la maternité […]. Vous ne pouvez pas mettre sur un même pied une femme qui allaite son enfant et un homme […] vous ne pouvez pas leur demander de sortir et de creuser le sol, c’est contraire à leur nature délicate.

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Et ce ne sont là que des morceaux choisis – d’autant plus remarquables qu’ils ont été proférés devant une assemblée essentiellement féminine, réunie à Istanbul sur le thème de la justice et des femmes.
Le chef d’État est aujourd’hui en pleine campagne de soutien de son parti, à quelques jours des élections législatives turques du 7 juin. Mais de nombreux électeurs, des femmes comme des hommes, ne lui pardonnent pas ses prises de position sexistes. Il est carrément accusé de ne faire “aucune différence entre terroristes et féministes” selon une députée d’opposition, Aylin Nazliaka.
En visite à Iğdır, à l’extrême-est de la Turquie, le 1er juin, le convoi d’Erdogan était loin de déchaîner les ovations sur son passage : plusieurs dizaines de manifestants et de manifestantes ont tourné le dos aux véhicules officiels pendant leur passage, suprême signe de mépris sous forme de résistance passive.
Le magazine turc Sözcü a diffusé les images de cette rangée de citoyens en colère, que le journal Hurriyet Daily News pense appartenir au Parti Démocratique du Peuple, une formation politique de gauche et pro-kurde. On voit une centaine de personnes montrer leur dos au président et à son convoi, qui essuient aussi huées et sifflets :

Erdogan se cache derrière “la décence”

Face à cette haie de fondements, la réaction du chef d’Etat ne s’est pas faite attendre : pour ne pas perdre la face, celui-ci a prétexté un signe indécent, voire carrément à caractère sexuel de la part des manifestants ; le journal Hurriyet Daily News rapporte ses mots : “Je vous demande pardon, mais elles ont toutes tourné leur dos alors que nous passions près [d’un centre électoral]. Bien sûr, la décence ne me permet pas de vous expliquer ce que [cette action] signifie”.
Mais là où Erdogan a fait encore plus fort, c’est lorsqu’il a osé la déclaration suivante :

Si vous avez un minimum de politesse, d’honneur et de compétences, alors la politique se fait au Parlement.

En substance, le chef d’Etat conseillait donc plus ou moins ceci : “Tu ne sièges pas au Parlement ? Tais-toi, femme”. Cela n’a pas manqué de déclencher l’ire de nombreux Turcs et Turques, notamment sur les réseaux sociaux où le hashtag “#SırtımızıDönüyoruz” a été utilisé plus de 130 000 fois, avec un sévère pic de popularité le 2 juin. Et pour cause : ce hashtag signifie en français “Nous tournons le dos”. Les tweets des insoumis(es) étaient régulièrement accompagnés de photos où les citoyens… présentaient leur dos (et, de fait, leur cul) à l’objectif.
Le geste de mépris, on s’en doute, est à destination du président et de ses remarques sexistes. Pourtant, on remarque que de nombreux tweets ajoutent également d’autres doléances à la liste des reproches, telles que la corruption. Florilège.







Un peu de sérieux, s’il vous plaît

Ce n’est pas la première fois que l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 en Turquie, essuie les foudres du peuple qu’il gouverne sur les réseaux, notamment Twitter (que le président avait carrément essayé d’interdire sans réel succès en mars 2014). Voilà près d’un an que le vice-Premier ministre turc Bulent Arinç dictait un régime de conduite rigoureux : “Une femme doit conserver une droiture morale, elle ne doit pas rire fort en public”. Why so serious ?
A l’époque, c’est les hashtags #kahkaha qui signifie “rire” en turc, #direnkahkaha (“rire résistant”) et #direnkadin (“femme résistante”) qui se bousculaient en tête des plus utilisés sur la branche turque du réseau à l’oiseau bleu. Une insoumission sous le signe de la blague potache, ça faisait alors plaisir à voir.

Les élections en ligne de mire

À l’aube de l’élection du 7 juin, derrière cette manifestation sur les réseaux sociaux se dissimule à peine le ras-le-bol d’une frange de la population turque lasse de l’AKP et d’Erdogan, accusé notamment d’abuser de sa position présidentielle afin de faire campagne pour son parti aux frais de l’Etat.
Selon Le Temps, plusieurs partis d’opposition, outrés, ont exigé du Haut Conseil électoral qu’il “[émette] un avertissement” au président mauvais joueur, afin qu’il cesse de “se comporter comme le chef du parti au pouvoir”.
Non seulement les requêtes ont été refusées, mais en plus Erdogan n’a pas manqué de moquer ce qu’il considère comme un excès de naïveté chez ses adversaires :

Avec quel argent je m’exprime en public ? Mais avec l’argent de l’Etat, c’est mon droit en tant que président élu avec 52% des voix !

Leader de l’AKP depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan a lâché les rênes du parti islamo-conservateur au bénéfice de son Premier ministre, Ahmet Davutoglu, à la fin du mois d’août 2014. Mis en cause à la fin 2013 dans un important scandale de corruption, le parti était ébranlé pour la première fois jusqu’à son cœur, le propre fils d’Erdogan lui-même cité à comparaître. Peu après, le procureur qui menait l’enquête à son sujet était déssaisi du dossier. C’est à partir de ce moment-là que l’opinion turque commençait déjà à tourner le dos à Erdogan.
Même si l’AKP souffre d’un effritement de son pouvoir de séduction dans les enquêtes d’opinion, les chances restent infimes pour que d’autres partis remportent les élections de ce dimanche 7 juin.