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Torture, CIA et pop music : une histoire d’amour

Torture, CIA et pop music : une histoire d’amour

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(Crédits image : Michael Winterbottom/The Road To Guantanamo)

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Par Théo Chapuis

Publié le

La violence acoustique existe, je l’ai rencontrée

Ne niez pas : la situation prête à sourire. Pourtant, vous ne devriez pas. L’écoute en boucle de musique, de façon répétitive et inconditionnelle, peut rendre complètement fou. Il suffit de vous rappeler la dernière fois où vous aviez une chanson que vous n’aimez pas coincée dans votre tête, trépignant bêtement de son refrain insipide dans vos esgourdes sans jamais s’arrêter.
Maintenant, imaginez ce même morceau stupide répété à un volume dépassant l’entendement, pendant que vous êtes contraint dans une position très inconfortable par des liens aux pieds et aux mains qui ne le sont pas plus.
Des individus et des associations prennent la chose très à cœur et tentent d’empêcher cette pratique. L’universitaire londonien Steve Goodman décrit les affres de la souffrance acoustique dans son ouvrage Sonic WarfareZero dB, un rassemblement britannique pour lutter contre la torture musicale, a même vu Massive Attack, Elbow, Dizzee Rascal ou encore The Doves s’associer à son combat. Dans sa profession de foi, l’association déclare :

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Alors qu’elles ne laissent aucune marque sur le corps, les ravages de cette dévastation de l’esprit peuvent durer toute une vie, conduisant ses victimes à éprouver des dépressions nerveuses.

Metal Militia

Plusieurs sources l’affirment : la musique occidentale, et particulièrement le metal, sont régulièrement utilisés afin d’affaiblir psychologiquement le camp adverse. Pourquoi du metal ? C’est assez simple. Souvenez-vous de votre première confrontation à la bande-son de l’enfer : a priori, vous n’avez pas aimé ça. C’est exactement ce que pensent les bourreaux de la CIA : “Nos ennemis n’ont jamais entendu de heavy metal, ils ne peuvent pas le supporter”, commentait le sergent Mark Hadsell au magazine Newsweek.
Aucun mérite. Pour ces militaires, l’usage de la musique pour terrasser l’adversaire, c’est Dieu lui-même qui en a eu l’idée. Le lieutenant-colonel à la retraite Dan Kuehl enseigne les “opérations psychologiques” à l’Université militaire de Fort McNair, à Washington. Dans les colonnes du Saint Petersburg Times, il légitime ces pratiques :

L’armée de Joshua a utilisé des cors afin de déclencher la terreur dans le cœur des habitants de Jericho. Ses hommes n’ont pas été capables de briser littéralement les murs avec leurs trompettes, mais le bruit a érodé le courage de l’ennemi.

Étrangement, ces assauts soniques passés entre Guantanamo Bay et les camps irakiens (comme celui d’Abu Ghraib) ne sont pas toujours des louanges exaltées aux grâces divines du Patron. Dans la playlist des bourreaux, figure par exemple la chanson “Fuck Your God” de Deicide. Loin d’être un requiem, cette chanson a été composée par un groupe death metal floridien dont le sympatoche leader s’est fait tatouer une croix inversée sur le front.
On ne vous fait pas un dessin.
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Le marchand de sable pour pire cauchemar

Mais qu’en pensent les musiciens ? Après tout, ils sont concernés. Le cas de Metallica, l’un des groupes de metal les plus connus au monde, est intéressant. Dès 2003, la chanson “Enter Sandman” du quatuor de la Bay Area devient l’un des tubes au top 50 de la torture the American way. Lorsqu’averti de l’utilisation d’une de ses chansons en ce sens, le chanteur du groupe, James Hetfield, déclame, potache :

Si les Irakiens ne sont pas habitués à la liberté, je suis heureux de faire partie de leur cursus d’apprentissage. Depuis toujours, nous avons torturé nos parents, nos femmes, les êtres qui nous sont chers avec notre musique. Pourquoi serait-ce différent pour les Irakiens ?

À mi-chemin entre l’ignorance et l’humour gras, mesdames et messieurs, James Hetfield ! Ce passionné de tuning et de skateboard, encarté à la NRA de longue date, ne montre alors pas la moindre gêne à l’idée que son titre (qui évoque le mythe enfantin du marchand de sable) soit devenu le pire cauchemar de tant de détenus irakiens. Évidemment, le groupe de metal a été régulièrement questionné sur sa position. Le discours marketing a pris le temps de se peaufiner.
Quoi qu’il en soit, James Hetfield, en 2008, se montre toujours embarrassé. Dans un entretien, le guitariste-chanteur avoue : “D’un côté, je suis fier qu’ils aient choisi Metallica. Mais d’un autre côté, je suis dégoûté parce que les gens nous voient désormais comme rattachés à la politique”.
Lars Ulrich, le batteur du groupe – et son véritable VRP, a trouvé le statu quo typique dans une interview en 2009 : il déclare alors que le groupe “ne supporte ni ne condamne” l’usage de son art métallique comme moyen de torture. Et de finir par cette punchline, sur laquelle nous ne pouvons pas lui donner tort :

Vous savez, je peux nommer une trentaine de groupe de death metal [sic] norvégiens qui feraient passer Metallica pour Simon & Garfunkel.

Konbini et Lars Ulrich suggèrent à la CIA l’emploi de l’EP Deathcrush de Mayhem.
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RHCP furieux

Apprenant la semaine dernière que leurs disques avaient été employés pour torturer, le Red Hot Chili Peppers ne sont pas embarrassés. Ils sont furieux. Devant l’objectif de TMZ, le batteur Chad Smith n’en trouvait plus ses mots : “Notre musique est positive. Elle est supposée donner aux gens l’envie d’aller bien. C’est bouleversant, je n’aime pas ça du tout. C’est n’importe quoi”.
Flea, le bassiste de la formation à qui l’on dit “Give It Away”, a déclaré à sa communauté Twitter “cela me brise complètement le cœur de savoir que la musique de RHCP a été utilisée par la CIA afin de torturer des êtres humains. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que cela cesse”. 


Les Red Hot n’ont jamais hésité à embrasser des sujets politiques. Le chanteur Anthony Kiedis n’hésite pas, par exemple, à jouer à Moscou et Saint-Pétersbourg avec un tee-shirt Pussy Riot (du nom du groupe de punk qui a subi les foudres du régime à cause d’une “prière punk” contre Poutine). Offensifs contre le pouvoir russe, ils n’épargnent pas celui de leur propre patrie : en 2006, Flea écrit un billet sur le site officiel du groupe. Dans celui-ci, il traite George W. Bush de “menteur” et appelle à sa “destitution”. En fait, les exemples de leur attitude insoumise abondent.
Pour l’instant, Flea, ce prodige de la quatre-cordes, a d’autres combats à mener : il vient de former le groupe Antemasque avec deux membres de The Mars Volta, Omar Rodríguez-López et Cedric Bixler-Zavala (également musiciens dans le regretté At the Drive-in). Rapidement, un extrait ci-dessous.
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Silence assourdissant

Finalement, tout ce qu’on sait avec certitude de la torture musicale pratiquée par les autorités américaines, c’est qu’elle a lieu. On connaît les noms de quelques musiciens dont l’œuvre a été détournée de sa fonction première. On sait que cette technique a été employée dans les geôles irakiennes après la victoire des Américains, mais aussi à Guantanamo Bay auprès de détenus qui n’ont pas été jugés. Peut-être ailleurs.
Chad Smith, le batteur de RHCP, a sûrement raison : le rôle de la musique serait plutôt de déclencher des sentiments positifs. Pourtant, l’armée américaine l’a prouvé, elle n’adoucit pas les mœurs systématiquement. Pour le commun des mortels, l’usage de musique populaire – qu’il s’agisse de metal ou non – pour torturer son semblable reste un acte absurde. Et la loi du silence qui règne autour de ces sévices est assourdissante.
Pour aller plus loin, regardez le documentaire La Musique comme instrument de torture, un film de Christophe Cerf, récompensé par un Emmy Award.

La musique comme instrument de torture. (docu... par stranglerman