Selon Amnesty International, l’état d’urgence menace le droit de manifester en France

Selon Amnesty International, l’état d’urgence menace le droit de manifester en France

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Manifestation à Paris le 15 septembre 2016.
(© Willi Effenberger/Pacific Press/LightRocket via Getty Images)

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Par Thibault Prévost

Publié le

Répression a priori

Selon les chiffres de l’ONG, l’état d’urgence a été utilisé entre novembre 2015 et le 5 mai 2017 pour interdire 155 manifestations, soit un rassemblement interdit sous ce prétexte tous les trois jours (même si, en dix-huit mois, 10 000 manifestations ont eu lieu rien qu’à Paris). D’autre part, les préfets ont utilisé le dispositif pour ordonner 639 mesures individuelles d’interdiction de manifester, dont 21 dans le cadre des manifestations en marge de la COP21 et 574 dans le cadre de celles liées à la loi Travail. Et ces chiffres ne sont probablement pas tout à fait représentatifs de la situation réelle car, comme le précise l’ONG, d’autres interdictions de manifester ont été prises en vertu des pouvoirs habituels des préfets, au motif de la prévention des violences lors des manifestations.
Or, selon Amnesty, “il n’existait que peu ou pas d’éléments démontrant que ces personnes auraient participé à des violences” et, dans le cas des interdictions individuelles de manifester, “l’État n’a pas été en mesure de prouver pour chacune de ces interdictions qu’elles visaient à prévenir une menace spécifique, qui ne pouvait être évitée qu’en limitant un droit pourtant fondamental”, alors même que “de nombreuses personnes interdites de manifester avaient simplement été présentes lors de manifestations ayant donné lieu à des actes de violences par des manifestants, mais rien ne permettait de leur reprocher la participation auxdites violences”. En clair, l’État pratique une répression a priori, préférant interdire plutôt que de courir un risque. Et sans s’émouvoir – ou si peu – de refuser à certains de ses citoyens l’expression du droit fondamental de manifeste, même si, contrairement au droit de grève, celui-ci n’est pas inscrit dans la Constitution. Pour Amnesty, le fonctionnement actuel de l’état d’urgence, qui revient à justifier les interdictions par les violences commises en marge de précédentes manifestations, est disproportionné et sa banalisation pose question.

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Fouilles systématiques, nasses : une violence policière disproportionnée

Autre conséquence néfaste de l’instauration de l’état d’urgence selon Amnesty, le déploiement de nouvelles méthodes contestables de maintien de l’ordre, comme la systématisation des fouilles dans les manifestations et la confiscation de matériel utilisé pour les premiers secours (sérum physiologique, lunettes, des objets qui ne peuvent pas être considérés comme des armes) par les manifestants et les street medics, mais aussi “l’usage fréquent et prolongé des nasses” (cette technique qui consiste à encercler et regrouper des manifestants, pacifiques ou non, pour les immobiliser), les limitations de parcours et “le recours non nécessaire et excessif [à] la force” (matraques, grenades lacrymogènes et de désencerclement, Flash-Ball, etc.).
Autre dérive, selon Amnesty : le ciblage, de plus en plus fréquent, des journalistes couvrant les manifestations, “particulièrement inquiétant car il remet en cause le droit à une information libre”. Selon des témoignages recueillis auprès des street medics dans les cortèges parisiens, plus de 1 000 personnes auraient été blessées durant les manifestations contre la loi Travail. Lorsque l’ONG a voulu connaître le chiffre du ministère de la Justice, elle s’est vu répondre qu’il n’existait pas. Pour l’association, le constat est sans appel : sous la férule de l’état d’urgence, les forces de l’ordre ont “eu un recours excessif, arbitraire ou non nécessaire à la force, ce qui a eu pour conséquence de blesser des centaines de manifestants. En outre, ils ont parfois attenté de manière illégale au droit à la liberté d’expression, en ayant recours à la force ou en faisant obstruction par d’autres moyens aux journalistes et autres professionnels des médias qui couvraient les manifestations.”

“Un glissement dangereux s’est opéré”

Pour Amnesty International, aucun doute : depuis l’instauration de l’état d’urgence, “un glissement dangereux s’est opéré : des stratégies de maintien de l’ordre sont mises en place qui impactent fortement des droits fondamentaux dans l’objectif de prévenir des risques qui pourraient avoir lieu, sans aucune preuve concrète et solide que des événements dangereux pour la nation vont en effet arriver et que la seule solution pour y faire face est la restriction d’un ou de plusieurs droits fondamentaux. Cette logique dangereuse est celle de l’état d’urgence.” Et de sa nouvelle philosophie, qui consiste à inverser la priorité entre permettre une manifestation et estimer le danger qu’elle représente.
Aujourd’hui, en France, l’état d’exception fait qu’une manifestation est présumée dangereuse pour la sécurité du pays, alors que l’État de droit la présume pacifique. Dans ce paradigme, les représentants des forces de l’ordre ont toute latitude pour appliquer des mesures de sécurité préventives, quitte à empiéter sur certaines libertés individuelles. En conclusion de son rapport, Amnesty propose une liste de recommandations pour rétablir l’équilibre des pouvoirs entre sécurité nationale et liberté individuelle, au premier plan desquelles la levée de l’état d’urgence “et les dérogations à ses obligations au regard des traités qui en découlent” par l’État, sauf si celui peut prouver que la, situation exige son maintien.
Du côté des textes de loi, l’association propose la modification de la loi relative à l’état d’urgence et du Code de la sécurité intérieur afin que “les autorités ne se voient pas conférer de pouvoirs supplémentaires leur permettant d’interdire ou de restreindre le droit à la liberté de réunion pacifique”. Enfin, pour lutter contre l’usage abusif de la violence au sein des forces de police, Amnesty préconise, en vrac, d’“éviter d’utiliser la tactique du confinement durant les manifestations, sauf si cette mesure est strictement nécessaire pour isoler des manifestants violents”, “garantir que les projectiles à impact cinétique ne soient utilisés que dans des cas où ils sont nécessaires pour prévenir des actes de violence contre des personnes” ou limiter l’utilisation des grenades à main, obliger les agents de police à arborer leur matricule “en toutes circonstances”, et la liste n’est pas exhaustive. Des recommandations pour qu’une fois pour toutes, la France cesse de confondre norme et exception lorsqu’il s’agit de son rapport aux libertés fondamentales.