On a demandé à des petits vieux à quel âge on devenait adulte

On a demandé à des petits vieux à quel âge on devenait adulte

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Par Konbini

Publié le

Qui de mieux placé pour répondre à cette (éternelle) question existentielle ?

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Par Judith Duportail

Je suis sûre que vous aussi, il vous arrive, dans le premier métro au retour d’une soirée par exemple, de vous infliger un sévère “Il serait peut-être temps que tu deviennes adulte”, qui claque sur votre cerveau fatigué comme un coup de fouet.

Je ne suis pas certaine de quelle définition peut-être posée derrière cette expression, “devenir adulte”. Mais j’ai l’impression que  pour notre génération, qui galère à trouver un emploi stable, un appart’, qui passe sa vie sur Tinder à l’âge où nos parents avaient déjà des gosses, c’est une quête complexe.

Et puis est-ce que c’est vraiment ça être adulte ? Gagner sa vie, avoir son permis, acheter son logement, se marier ? À mon avis, la définition de la maturité ne peut pas tout à fait se résumer à une liste de cases à cocher. Michel Platini avait dit à propos de Zidane, quand il a pris sa retraite du foot, qu’arrêter de jouer, c’était enfin devenir adulte. Intéressant…

Cesser d’être un enfant quand on en a un

Mais pour vous et moi qui ne sommes pas des stars internationales du ballon, je suis partie à la quête d’autres définitions en allant voir des retraités, des vrais, des vieux. Je me suis donc rendue à un thé dansant dans une boite de nuit parisienne, le Memphis… un mardi après-midi.

Déjà, laissez-moi vous dire que vous ne connaissez pas vos grands-parents. Mamie confiture et Papy bricolage, c’est un mythe, une fable, un mensonge. Ici, ça valse certes, mais surtout ça picole, ça rigole, ça drague et ça échange des ragots comme dans n’importe laquelle de nos soirées.

Pire, ça se galoche dans les coins comme à l’adolescence, mieux encore qu’à l’adolescence parce qu’à mon avis ces pelles doivent avoir un délicieux arôme de “Fuck it, j’ai 72 piges je profite.”

C’est au comptoir que je rencontre Étienne, 68 ans, retraité :

“Je pense que je suis devenu adulte quand j’ai eu des enfants. Avant, j’étais beaucoup plus égoïste.”

Après une petite minute d’échange, nous sommes rejoints par Josiane, dont j’imagine qu’Étienne est la target parce que je sens direct la méfiance dans sa façon de s’adresser à moi. J’explique les raisons de ma présence avec le plus grand sourire possible pour l’amadouer.

“Être adulte, c’est accepter que tu ne maîtrises pas tout”

Ça marche et tant mieux, parce qu’elle est hyper chouette Josiane. Ancienne prof d’art plastique, elle refuse de dire son âge. “Toi t’as toujours 20 ans”, lui glisse Etienne. Bien ouej, mec. Elle nous confie à son tour sa vision des choses :

“Moi quand j’ai eu des enfants, c’était l’inverse. Ca m’angoissait que mon fils découvre à quel point je ne me sentais pas moi-même adulte, au fond de moi. Quand il me posait des questions sur la vie, le monde, je me disais ‘mais s’il savait à quel point je suis perdue moi’ !

Mais en fait je crois que devenir adulte c’est précisément ça. C’est accepter que tu maîtrises pas tout, que tu ne sais pas toujours trop où tu vas mais que tu vas tenir le coup. Et réaliser aussi que partout autour de toi, tout le monde est pareil, il n’y a derrière des masques d’adultes que des grands enfants qui font semblant de maîtriser.”

J’aime bien cette idée. “Bon par contre faut pas que les jeunettes commencent à venir aux thés dansants, déjà qu’il n’y pas assez d’hommes pour tout le monde !”, s’amuse Josiane. Solidarité féminine, ma jeunesse et moi-même quittons le Memphis pour ne pas fausser la concurrence.

Nouveaux cadres de vie

De toutes façons, on a rendez-vous avec Monique Desmedt, médiatrice au sein de l’association l’École des grands-parents européens, 70 ans, ancienne psychologue. L’association œuvre pour développer les liens entre générations. Monique Desmedt nous détaille les différences générationnelles :

“Moi, je me suis sentie devenir adulte une fois que j’ai quitté la maison. À notre époque, les cadres étaient très stricts, rigides. Mais je pense que c’était quand même plus facile pour nous de grandir, car il y avait des rails, un chemin tout tracé.

Aujourd’hui, il n’y a plus de rails. Et tellement plus d’angoisse. Nous n’avions par exemple jamais peur d’être au chômage. Nous ne vivions pas dans l’incertitude, la peur de tout perdre. Ça fait que les jeunes d’aujourd’hui sont une drôle de génération je trouve, qui consomme frénétiquement, accumule des objets, habités par une certitude sourde de manquer un jour.”

Consumérisme, individualisme le tout teinté de précarité, reviennent souvent dans les discours de mes interlocuteurs. J’ai l’impression qu’ils regardent notre génération avec une certaine crainte, et aucune envie d’être à notre place. L’ancienne psychologue poursuit :

“On se sent parfois un peu coupable, notre génération. On a élevé nos enfants après Mai 68, dans une perspective d’épanouissement personnel. Ces notions, comme le bien-être de l’enfant, étaient nouvelles pour nous et on a foncé dedans ! Peut-être qu’on n’a pas pas assez préparé nos enfants aux difficultés du monde, d’autant plus que le monde s’est endurci depuis.”

La fameuse génération Y est en effet la toute première à faire face au déclassement. “La première à vivre moins bien que ses parents”, comme le résume le sociologue Louis Chauvel depuis 2002.

Génération “plan”

Une étude publiée par le Guardian au printemps indique qu’en France, entre 1978 et 2010, les revenus des retraités ont augmenté, par rapport à la moyenne française, de 49 % pour les 65-69 ans (et de 31 % pour les 70-74 ans), alors que ceux des jeunes ont connu une évolution négative (– 8%). C’est peut-être ça qui nous donne ce sentiment d’être encore des grands enfants, parce que nos vies d’adultes ne ressemblent pas tellement à celles qu’on voyait, quand on était enfant.

Ils n’étaient pas beaucoup, les amis de nos parents à vivre en coloc’ passés 25 ans. On parle de la génération Y comme de la “génération quoi”, la “génération slasheur”, mais moi je trouve qu’on est avant tout la “génération plan”. On cherche un plan taff, un plan appart, un plan coloc’, un plan cowork, on tombe amoureux de son plan cul. J’ai même déjà entendu quelqu’un me demander ce que j’avais comme “plan summer” pour les vacances d’été.

Nos vies ressemblent à certains égards à un vaste bricolage. Et je peux pas m’empêcher de croire quelque part que toutes ces pintes descendues en terrasses tous les week-ends par toi et tes potes, ce ne soit pas une façon d’adoucir le fait qu’on ne sache pas trop à quel point nos bricolages sont solides.

J’ai continué ma quête des retraités, mais loin du Memphis, de l’autre côté du périph’.  Je rencontre Adiba, 72 ans, lors d’un atelier tricot à Sevran, en Seine-Saint-Denis. Au milieu d’une dizaine de femmes du même âge, nous discutons. Elle m’a tout de suite interpellée avec son grain de malice dans le regard :

“Être adulte… C’est compliqué pour moi de répondre, je suis venue en France très tôt, à 15 ans, pour me marier. J’ai grandi en Algérie et je n’ai jamais connu ma mère. J’ai eu des papiers seulement à 18 ans. C’est long, trois ans sans papiers. Quand je suis arrivée ici, je pleurais tous les soirs avant de m’endormir. Donc je n’ai pas vraiment eu le temps d’être jeune.

Mais en même temps, ma génération, on se posait moins de questions que vous. Mon mari, c’était un mariage arrangé par exemple, et j’ai pris le temps d’apprendre à l’aimer. Vous, vous préférez vous débarrasser des gens à la minute où ils vous contrarient. Vous êtes si impatients ! Mais bon c’est l’époque, hein, on vous aime bien comme ça ! [sourire]

Je ne sais pas comment j’aurais vécu si j’avais été jeune aujourd’hui… Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas comme les femmes d’aujourd’hui. Moi, je ne peux pas me débrouiller toute seule.”

Elle s’arrête, j’insiste. Pourquoi est- ce qu’elle ne pourrait pas ? Elle regarde le sol. “Moi, je ne sais pas lire”, me confie Adiba, doucement.. D’ailleurs en vrai elle ne s’appelle pas Adiba, c’est un faux prénom qu’elle s’est choisie pour que son mari ne la reconnaisse pas .

“Adiba”, ça veut dire “lettrée” en arabe. On n’est pas peut-être pas tout à fait les seuls à bricoler notre réalité. C’est peut-être bien ça, finalement, le secret.