Des détenus prennent 20 ans d’isolement après avoir rappé sur Internet

Des détenus prennent 20 ans d’isolement après avoir rappé sur Internet

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Par Thibault Prévost

Publié le

Des détenus de Caroline du Sud ont été punis de vingt ans d’isolement après avoir enregistré un morceau dans une cellule… et l’avoir posté sur Internet.


Le 17 mars 2014, le site World Star Hip-Hop relaie la vidéo d’ “I’m On”, un morceau de gangsta rap  au contexte un peu particulier : la performance, live, a lieu dans une cellule exiguë d’une prison de Caroline du Sud. Malgré l’acoustique désastreuse de la pièce et l’obligation de faire toute l’instru à la seule force de la bouche, le groupe s’en sort plutôt pas mal.
La vidéo, auréolée du titre de “première vidéo jamais filmée en prison”, touche son petit million de vues et se pare des galons de la street crédibilité. Suffisant pour attirer l’attention de l’administration pénitentiaire, pas franchement ravie de réaliser que certains détenus passent le temps en postant des clips sur YouTube. Une enquête interne est lancée dans la foulée, sans que ses résultats ne soient divulgués.
Un an et demi plus tard, des documents obtenus  en vertu du de la loi américaine sur l’information auprès de l’administration du South Carolina Department of Correction (SCDC) par Dave Maas, enquêteur de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), un organisme qui lutte pour la transparence gouvernementale, offrent enfin l’occasion de connaître le châtiment réservé aux interprètes d’un jour.
Et de constater toute la clémence dont fait preuve l’établissement de Caroline du Sud : pour avoir commis le crime de rapper dans leur cellule, cinq des détenus reçoivent 180 jours de “détention disciplinaire” et deux autres, coupables de “création ou aide à la création de contenu sur un média social”, respectivement 270 et 360 jours.
Mais d’autres châtiments, notamment pour possession de téléphone portable de contrebande et “groupe pouvant porter atteinte à la sécurité” de l’établissement, alourdissent une addition déjà douloureuse. Au total, les sept détenus mis en cause cumuleront 7150 jours d’isolement, soit presque vingt ans de placard. Dans le même temps, ils seront privés d’“années de cantine, de téléphone et de visites”, rapporte BuzzFeed.

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Des peines énormes, mais rarement effectuées

On l’aura compris, la Caroline du Sud n’est pas prête d’ouvrir une antenne dirty south de la Shtar Academy. D’autant que ces révélations ne sont pas les premières, l’Electronic Frontier Foundation ayant obtenu en février dernier d‘autres documents montrant l’étendue des sanctions infligées aux détenus utilisant Facebook et autres réseaux sociaux. En octobre 2013, l’un d’eux reçoit ainsi 13.680 jours – environ 37 ans – au trou pour 78 posts Facebook.  Ce qui fixe le barème à environ six mois par post.
Des peines démesurées, le plus souvent inapplicables faute de cellules d’isolement disponibles. La durée moyenne d’isolement des détenus interrogés par l’EFF est ainsi de 512 jours – ce qui fait quand même un peu moins d’un an et demi. Selon les chiffres du SCDC, l’isolement concernerait 1400 détenus cette année, soit 6,5% de la population carcérale de l’Etat.  En 2011, un expert des Nations Unies sur la torture présentait pourtant un rapport accablant sur la pratique, qui préconisait d’interdire l’isolement au-delà de quinze jours consécutifs, après quoi il devient trop dangereux pour la santé mentale et physique.

Internet en prison, danger ou droit constitutionnel?

Au-delà des vertus de l’isolement et de la sévérité proportionnelle des sanctions, cette affaire pose surtout la question de l’accès des détenus aux moyens de communication, en premier lieu desquels Internet et ses réseaux sociaux. Un débat complexe, aux États-Unis comme en France. Outre-Atlantique, certaines associations considèrent que les chefs d’accusation portés à l’encontre des détenus mélomanes – “création ou aide à la création de contenu sur un média social” – sont une violation du Premier amendement de la Constitution, qui garantit à tout un chacun la liberté de parole et d’information.
Au début de l’année, le Washington Post et Newsweek consacraient de longs articles au sujet, rappelant que l’accès à Internet est défini depuis 2011 par les Nations Unies comme un droit fondamental, avec celui de s’y exprimer sans réserve (ou presque).

A l’autre bout  de la table des débats, le directeur du SCDC, cité par BuzzFeed, insiste sur la dangerosité que représenterait l’accès aux moyens de communication dans l’univers carcéral : en 2010, l’un des gardiens de l’Etat avait reçu six balles d’un tueur à gages, engagé via téléphone par un détenu rancunier. Depuis, l’ex-gardien milite pour faire installer des brouilleurs de signal téléphonique dans les maisons d’arrêt, sans succès. Dans une superbe série d’enquêtes sur la communication en prison, Fusion rappelait à titre d’exemple que depuis 2012, dans la seule Californie, 30.000 téléphones portables on été confisqués par les gardiens. Un chiffre, et un problème,qui augmente chaque année.

Et en France?

En janvier dernier, le scandale des pages Facebook des prisons des Baumettes (à Marseille) et de Nice, sur lesquelles les taulards posent spliff au bec en compagnie de liasses de billets et de barrettes de shit, relance le débat sur les dispositifs de communication de contrebande dans les établissements pénitentiaires.
Les rapports annuels des deux derniers contrôleurs généraux des lieux de privation de liberté (celui de Jean-Marie Delarue en 2011 et celui d’Adeline Hazan en mars 2015), remis au Président de la République, se prononçaient très clairement en faveur de l’accès à Internet… “comme dans certaines prisons américaines”, précise Adeline Hazan. Car si la Caroline du Sud est impitoyable avec les exploits virtuels de ses détenus rappeurs, quatre Etats américains permettent aux prisonniers de profiter du Web. A quelques conditions.
Le système “américain” prôné par Adeline Kazan prévoit un Internet restreint, avec accès limité à certaines catégories de sites (information, administratif, recherche d’emploi ou encore enseignement), dans des salles communes et surveillées. Les emails des détenus y sont relus avant d’être envoyés – le traitement réservé habituellement à la correspondance épistolaire. La mise en place d’un tel système, précise-t-elle, ne saurait se faire sans intensifier parallèlement la lutte contre les téléphones portables de contrebande, qui rendent l’activité virtuelle en prison incontrôlable et omniprésente alors même qu’elle est totalement interdite.
Dans un long papier publié en janvier dernier, l’un des détenus interrogés (par Internet) par Rue89 résumait l’hypocrisie de la situation lorsqu’on lui demandait s’il accepterait un tel système : “Si je n’avais pas Internet, j’irais, bien sûr. Mais comme je l’ai déjà et sans que ce que je fais ne soit contrôlé, je n’irai pas”. 
Comme souvent, les pouvoir publics restent malheureusement figés dans une pose répressive stérile, à l’encontre des recommandations des Nations Unies et de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui s’est prononcé en faveur du droit à l’information sans avoir encore réellement statué sur la question. En 2010, un détenu lituanien a saisi la CEDH car son établissement pénitentiaire lui refusait le droit de s’inscrire à l’université via Internet. La décision de l’organe européen, si elle devait être en faveur du détenu, ferait jurisprudence. Et forcerait la France à sortir de cette absurde situation. Quitte à laisser les détenus poster des vidéos de rap.