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Pourquoi la presse féminine est toujours aussi blanche 

Pourquoi la presse féminine est toujours aussi blanche 

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Par Valentine Cinier

Publié le

Il était grand temps de faire le point sur la représentativité des minorités ethniques dans la presse féminine. Bien qu’elle soit consciente de cette inégalité criante, l’industrie de la presse féminine ne change rien. Pourquoi ? Qui empêche la diversité française d’être visible ? Pourquoi s’évertue-t-on à ne véhiculer qu’une seule image des femmes en 2017 ? Enquête.

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Même si les statistiques ethniques sont interdites en France, une récente enquête de l’Ined (Institut national d’études démographiques) révèle que près de 30 % de la population française est constituée d’immigrés ou natifs d’un DOM/TOM. La part des personnes “non blanches” s’élèverait à environ 20 %. Pourtant, lorsque l’on ouvre un magazine féminin en France, la proportion de femmes de type “non caucasien” est invisible ou bien cachée. Mystère. 

Business first

Empereur des magazines de mode en France, Vogue dédie sa couverture presque uniquement à des femmes blanches. La dernière fois qu’un mannequin noir posait en une, c’était en mai 2015 avec le top éthiopien Liya Kebede. Et ça n’était pas arrivé depuis le numéro de mars 2010 où la Dominicaine Rose Cordero était à l’honneur. Cinq ans “100 % blanc”, tranquille.

Marie Van de Voorde, directrice du marketing client du groupe Condé Nast France, a observé une baisse des ventes de 15 % par rapport à la moyenne du semestre 2015 sur ce numéro. “C’est une réalité. Cela entraîne une baisse systématique des ventes. D’un point de vue purement mercantile, c’est un risque que l’on prend peu”, reconnaît-elle. Mais quiconque connaît le milieu de la presse sait que ce genre de légère baisse peut facilement s’équilibrer avec la sortie d’un numéro événement, avec une star en couverture par exemple. Rien ne justifie donc cette très large domination de mannequins blancs sur les couvertures de Vogue.

Même politique pour sa version britannique qui n’a fait figurer que deux mannequins noirs en cover depuis douze ans. Il s’agissait de Jourdan Dunn en février 2015 et de Naomi Campbell en 2003. Cette dernière étant le seul mannequin noir à s’être véritablement imposé dans le game en France.

Mauvaise foi et langue de bois

Prix de la pire initiative, le magazine de mode Numéro a publié en mars 2013 une série intitulée “African Queen” incarnée par une femme blanche, maquillée (peinte ?) en noir. Toute la panoplie des clichés de la culture africaine était au rendez-vous : tissus imprimés façon wax, bijoux ethniques, grigris et coiffures exubérantes. Au secours. Le magazine accusé de racisme primaire et son photographe prônant sa liberté artistique se sont renvoyés la balle de la mauvaise foi. Le titre de la série aurait été en fait un malheureux malentendu. Mais le mal est fait.   

Un déséquilibre endémique

Marie (son prénom a été changé) exerce son métier de styliste dans un grand féminin français. Depuis huit ans, ses propositions de mannequins “non blancs” sont inéluctablement rejetées. Pourtant, elle estime que ce sont aussi ces femmes-là qui lisent le magazine : des femmes asiatiques, métisses, aux cheveux bouclés, à la peau noire, aux crânes rasés, avec un 95D… Beauté métissée plutôt que noire, cheveux lissés plutôt que bouclés, peau bronzée plutôt que foncée, s’il vous plaît… les magazines veulent montrer une image maîtrisée de la diversité.

“Le bug vient aussi des agences de mannequins qui proposent d’office un panel de mannequins 100 % blanc. Quand on s’apprête à préparer une série mode, on doit expressément demander si l’on souhaite avoir une sélection large comprenant des modèles black, asiat’, arabe ou même avec une distinction physique particulière”, explique Marie. En effet, les agences françaises ont adapté leur offre à une demande toujours trop faible de mannequins non caucasiens. Une grande agence parisienne (qui a souhaité rester anonyme) représente plus de 300 femmes. Seulement 5 % d’entre elles sont dites ethniques. “Ça ne sert à rien d’avoir dans notre catalogue plus de modèles issus de la diversité car elles ne sont jamais retenues par les magazines. On n’arrive pas à les faire bosser et en France, c’est le pire ! Personne ne souhaite que cela change et c’est scandaleux”, confie un de ses bookeurs. La faible présence de mannequins de couleur est caractéristique des magazines de mode mais le problème est le même lors des défilés.

Mixité invisible pendant la Fashion Week

Lors des Fashion Weeks organisées dans le monde entier, des centaines de maisons de mode présentent leur collection printemps/été et automne/hiver. Autant de mannequins et toujours une part infime de femmes “non blanches”. Moins évident de la jouer raciste facilement lorsque son défilé est scruté par des millions de personnes. Demna Gvasalia, patron du collectif Vetements et directeur artistique de Balenciaga, en a fait les frais. Aucun mannequin de couleur dans ses défilés car “l’origine ethnique n’avait en aucune façon été un critère de sélection”. Et c’est bien là le problème.

La question se pose uniquement lorsque la diversité devient un parti pris, un statement. Puis, Demna Gvasalia s’est repenti dans le magazine i-D en faisant poser des modèles venus des quatre coins du monde, de toutes sexualités et de toutes confessions. Et il a rectifié le tir au dernier show avec Radhika Nair, la première mannequin indienne à défiler pour Balenciaga. Il y avait aussi Alek Wek et Achok Majak, mannequins sud-soudanaises, les Jamaïcaines Naki Depass et Barbra-Lee Grant. Pas de quoi leur donner une médaille non plus. Sur quarante-huit looks, seuls neuf ont été portés par des mannequins issus de la diversité.

Même constat en Italie où il a fallu attendre 2005 pour que Gucci laisse défiler un mannequin noir pour la première fois. Il s’agissait de l’Américaine Chanel Iman. Le mannequin britannique Jourdan Dunn était la première femme noire à défiler en quinze ans pour Prada depuis Naomi Campbell en 1993. Belle perf. Même néant en publicité où la maison italienne choisit Malaika Firth pour sa campagne automne/hiver 2013, dix-neuf ans après Naomi Campbell. Encore mieux.

Olivier Rousteing, “défenseur” de la diversité

Le directeur artistique de la maison Balmain a toujours tenté de représenter la diversité, faisant fi des codes archaïques de l’industrie de la mode. Anticonformiste, l’unique DA métis de la mode française valorise les formes et les morphologies généreuses en habillant notamment tout le clan Kardashian, Beyoncé, Rihanna ou encore Jennifer Lopez. Il a également consacré une campagne aux super tops des 90’s Cindy Crawford, Naomi Campbell et Claudia Schiffer, qui ont désormais entre 45 et 50 ans, prouvant bien que la beauté n’a pas d’âge. Enfin, Olivier Rousteing essaye de célébrer toutes sortes d’appartenances ethniques en choisissant de faire défiler des mannequins de toutes origines. Ainsi, un tiers des looks de sa collection automne-hiver 2017 a été présenté par des femmes “non blanches”. Un choix louable dans ce milieu obnubilé par le type caucasien dans ses représentations de beauté même si la route est encore longue, pour Balmain aussi.  

Un engagement pas toujours visible

Certaines rédactions semblent s’engager, comme celle de Stylist France. La rédaction se préoccupe aisément de ce sujet. Nous n’avons pas besoin de le forcer”, affirme le rédacteur en chef adjoint, Hugo Lindenberg. C’est vrai que l’on observe dans le choix des sujets une volonté de parler à toutes les personnes, notamment des questions identitaires et communautaires. La rubrique “New Face” met très régulièrement une personnalité issue de la diversité à l’honneur. Cet hebdomadaire gratuit distribué en France depuis le 18 avril 2013 tente de comprendre comment la pop culture est devenue un prisme pour observer la société. Le candidat idéal pour notre enquête.

Et pourtant, après calcul, on constate que seulement huit couvertures ont mis à l’honneur des personnalités “non blanches”, dont deux hommes. En tout, vingt-trois premières pages ont été dédiées à des personnalités, la part restante étant constituée de couvertures conceptuelles. Le ratio est donc tout de même plus élevé que la moyenne, avec 24 %. 

On découvre notamment en couverture la militante et journaliste féministe Rokhaya Diallo (janvier 2014), l’humoriste américain Aziz Ansari (avril 2016), les chanteuses Azealia Banks (juillet 2013), Kwamie Liv (septembre 2015) et Tkay Maidza (janvier 2017) ainsi que l’artiste britannique Riz Ahmed (mars 2017). Il est intéressant de ne pas forcément avoir une approche comptable du problème et de prendre aussi en compte la diversité dans le choix des sujets traités (sexualité, religion, féminisme, culture indé, microtendances, etc.).

À l’intérieur du magazine, les séries mode et beauté ont exposé seulement une dizaine de mannequins d’origines diverses. Un manque de mixité difficile à expliquer pour Stéphane Durand, le directeur photo de Stylist, ancien de Vogue, avec qui on a passé en revue les éditos des 175 numéros à la recherche désespérée de diversité.    

Une relance audacieuse

Le supplément féminin du Parisien Magazine est ressorti du placard avec une nouvelle formule le 14 avril dernier. Et en couverture de ce premier numéro, le top dominicain Richie Beras incarne parfaitement la Parisienne. Un visage plein d’énergie qui prend une revanche sur l’image unique et caricaturale de la Parisienne véhiculée dans les médias. Pour la couverture, on a vraiment eu le coup de cœur pour Richie. On ne s’est pas posé la question de la diversité, ça s’est fait naturellement. On voulait simplement qu’elle soit différente, qu’elle représente la femme parisienne. Ce n’était pas de l’audace facile. Je ne voulais pas qu’on confonde les deux”, précise Lisa Delille, rédactrice en chef de La Parisienne. On retrouve aussi dans ce numéro une interview cinéma de Déborah Lukumuena. À 22 ans, elle est la première actrice noire à recevoir le César du meilleur second rôle féminin pour son interprétation dans le film Divines. Elle se remémore ses premiers essais : “Je me suis sentie enfin écoutée et surtout observée. Ça m’a plu.” Des jeunes femmes noires talentueuses et audacieuses, il y en a. Il faut juste leur faire de la place dans les médias. “Même si j’ai l’impression d’évoluer dans un milieu assez progressiste où la mixité est intégrée, les codes de la presse féminine restent englués dans des stéréotypes. On remarque beaucoup de frilosité et la parité raciale reste un sujet tabou pour beaucoup”, ajoute Lisa Delille.

Pourtant, nombreuses sont les femmes “non blanches” qui font tourner le business de la presse en France (kiosque, abonnement, affiliation, etc.) sans pouvoir s’identifier aux femmes présentées, ni aux produits, conseils ou sujets traités. “Même dans le choix des plus petites images du magazine qui illustrent des rubriques shopping ou beauté, cette question se pose. L’iconographe va inévitablement choisir un mannequin blanc même s’il s’agit d’un focus main !”, confie Marie, styliste d’un grand féminin français. “Lorsqu’un mannequin noir est choisi, c’est pour une rubrique spéciale beauté dédiée aux femmes noires. Pourtant, on n’a jamais vu de numéro spécial beauté blanche !”, s’indigne-t-elle, consciente que la presse féminine classique refuse toute forme de diversité et perpétue une représentation de la femme présente “dans l’imaginaire collectif” plus que “dans la vraie vie”.

“La lectrice doit pouvoir s’identifier à la femme des magazines féminins dont l’image est construite à partir du regard d’un homme. C’est hallucinant.”

Mais justement, d’où vient le bug ? Dans les vieilles rédactions, peu de prise de conscience. Rien ne bouge. Il faudrait éduquer les journalistes qui n’ont aucune notion de féminisme et qui manquent cruellement d’impartialité. “Elles donnent elles-mêmes une image de la femme complètement faussée aux lectrices. Les lignes bougent légèrement dans l’approche éditoriale mais la direction s’assure que l’image globale du magazine conserve son aspect lisse et blanc”, conclue Marie. Et sur les couvertures de ce genre de magazines, c’est prise de risque zéro. Sur près de 400 numéros, une vingtaine de couvertures ont été “sacrifiées” à la diversité. Mais bon, aucune surprise quant au choix des invités : Eva Longoria, Leïla Bekhti, Pharrell Williams, Selma Hayek, Alicia Keys, Jennifer Lopez ou encore Beyoncé. On veut bien faire de la place aux stars de couleur pourvu qu’elles soient bankables. Et ce problème est le même dans bien d’autres secteurs comme le cinéma, la télévision, la pub, etc.

La presse masculine, l’exception ?

Contrairement à la presse féminine où l’on observe un phénomène d’identification, qu’en est-il de la mixité lorsque l’on s’adresse à un homme ? Une femme de couleur devient-elle soudainement un objet de désir, une créature exotique et érotique ? “Pour nous, la vraie question quand on élabore une couverture c’est, qu’est-ce qui va créer l’événement ? La couleur de la peau n’a rien à voir là-dedans”, assure Florence Willaert, rédactrice en chef du magazine Lui relancé en septembre 2013 sous l’égide de Frédéric Beigbeder (dont la direction a été reprise par Frédéric Taddéi début mars) et dont le lectorat est composé à 30 % de femmes. “La couverture avec Rihanna (mai 2014) a cartonné car il s’agit indéniablement d’une star internationale. Marie Gillain a également très bien vendu du fait de la rareté de son exposition médiatique. La proximité que peut ressentir le lecteur avec une actrice est aussi déterminante”, ajoute-t-elle. Leurs seuls critères restrictifs sont l’âge et la silhouette du mannequin qui ne doit surtout pas faire “petite fille”.

Sur trente-cinq numéros, sept couvertures ont présenté des femmes “non blanches” (20 %). On y retrouve par exemple Rihanna qui a d’ailleurs eu plus de succès que le numéro avec Kate Moss, Naomi Campbell, la Brésilienne Lais Ribeiro, Jourdan Dunn choisie à deux reprises, la Portoricaine Joan Smalls et Anaïs Mali, mannequin français d’origine tchadienne et polonaise. 

Le magazine a également publié trois séries avec le mannequin noir américain Ebonee Davis. Laquelle a dénoncé dans une lettre ouverte le racisme dont elle a été victime au cours de sa carrière. La jeune femme rappelle à quel point l’industrie de la mode manque férocement de diversité et révèle que le staff n’a pas les connaissances pour prendre soin des mannequins noirs. “Les make-up artists formés aux carnations foncées sont quasi inexistants”, et il n’est pas rare qu’on “me brûle ou m’arrache les cheveux”, par manque de connaissance du cheveu afro. Ebonee Davis a donc décidé de laisser ses cheveux au naturel.

La force du casting sauvage

Aux antipodes du magazine féminin classique, Antidote est une publication biannuelle pointue et internationale. Quinze euros le numéro. Même si on est plus sur une “niche” comme on dit, le numéro de l’été 2017 est intéressant (comme tous les autres d’ailleurs). Le numéro Borders est “un magazine plus engagé que les précédents, parce que la presse mode ne peut plus se prétendre hermétique au monde qui l’entoure, à ses bouleversements politiques et aux événements qui menacent son intégrité”, explique dans son édito, Yann Weber, le directeur de la rédaction. La culture “est la solution à l’intolérance et le remède à toute forme de discrimination”, dit-il. Comme un concentré de mixité, le photographe turc Olgaç Bozalp y signe “un diaporama de visages, de paysages et d’identités différents, au-delà des stéréotypes mortifères. Ceux qu’il photographie ici sont étudiant au Cap, mannequin à Londres, chauffeur à Istanbul, réfugié à Beyrouth, actrice à Paris ou amants à Téhéran. Un casting comme un parti pris, l’envie de montrer autre chose. La réalité, peut-être.” Une approche brillante de ce que peut incarner un magazine en 2017 : un vivier de talents, de vrais gens, une vitrine de tolérance, un étendard de liberté. Le monde sublimé par ceux qui le font quels que soient leur couleur, leur sexe ou leur religion. Même si la prise de conscience est plus visible dans un magazine de mode tel qu’Antidote, ce genre d’initiatives n’a presque pas de poids dans le reste de la presse.

C’est le serpent qui se mord la queue ! “Si tout le monde se mettait à proposer des mannequins noirs en couverture, les femmes continueraient forcément à acheter ces titres”, explique Marie. Seulement, personne n’ose “prendre le risque” et c’est l’effet de surprise qui donne un sentiment “repoussoir” à la lectrice mal habituée. Il faut forcer le lectorat à accepter plus de diversité. Autre réalité. La plupart des rédactions féminines sont blanches. Il est difficile de savoir si ces deux phénomènes sont liés mais c’est révélateur d’une politique massive de l’autruche. Conséquence ? Les femmes de couleur ont créé leurs propres magazines “ethniques” comme Brune, Miss Ebène, Pilibo Mag ou encore Gazelle pour y trouver des conseils adaptés et surtout des femmes qui leur ressemblent. 

Une réalité. Quelles solutions ?

Secteur jadis florissant, la presse féminine accuse depuis une dizaine d’années une baisse généralisée des ventes. Peut-être qu’après tout, leurs lectrices ne peuvent et ne veulent plus s’identifier au modèle féminin qui leur est présenté. Car c’est bien toujours à la même figure féminine qu’il faut ressembler : elle est mince ou en tout cas elle tente de le devenir ou de le rester, elle est blanche, elle se consacre à la fois à sa carrière mais ne délaisse surtout pas son rôle d’épouse ni de mère. Et tous les titres se sont mis au diapason et manquent cruellement d’identité. Pour satisfaire et fidéliser son lectorat, pourquoi ne pas imposer aux magazines un quota de femmes plus vraies, moins uniformisées, stéréotypées et photoshopées ?

Les grands groupes de presse devraient pouvoir mettre en place une charte interne pour véritablement amorcer un changement au sein des rédactions. Et pourquoi pas proposer une loi imposant une certaine proportion de mannequins non caucasiens dans les magazines et les défilés ? Offrir une aide financière pour aider les médias à passer le cap de la baisse de ventes, allouer des subventions pour récompenser les magazines qui font l’effort. Ce pourrait être une initiative salvatrice et surtout une belle façon de combattre le racisme. Des solutions pour ne plus devoir ou vouloir toutes se ressembler et enfin embrasser la diversité présente dans la vraie vie.