Monsieur Mahjoubi, “reciviliser Internet” est une connerie

Monsieur Mahjoubi, “reciviliser Internet” est une connerie

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PARIS, FRANCE – MAY 18: Newly appointed FFrench Junior Minister in Charge of Digital Mounir Mahjoubi arrives at the Elysee presidential palace for the first weekly cabinet meeting on May 18, 2017 in Paris, France. French President Emmanuel Macron gathered his Cabinet Ministers for the first time after appointing his government on Wednesday. (Photo by Chesnot/Getty Images)

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Par Thibault Prévost

Publié le

Oui à la régulation des plateformes

Certes, la déclaration du secrétaire d’État s’inscrit dans un contexte bien particulier. Ces derniers jours, le gouvernement redouble d’efforts pour obliger les plateformes du Web à mieux modérer les contenus haineux, racistes et antisémites, avec l’idée de mettre à jour et d’harmoniser les législations nationales en la matière pour déboucher sur des textes européens contraignants.
Le rapport remis le 20 septembre à Matignon, signé par l’enseignant à Sciences Po Karim Amellal, la députée LREM Laetitia Avia et le vice-président du Conseil représentatif des institutions juives (Crif) Gil Taïeb, liste 20 propositions très concrètes en ce sens pour éradiquer les “zones de non-droit” du Web.
L’idée : imposer aux plateformes un délai de suppression du contenu illicite sous 24 heures, comme en Allemagne, multiplier par 100 les amendes en cas de non-respect de la loi (une ambition confirmée par Édouard Philippe), créer un statut particulier pour les grandes plateformes du Web qui renforce leur régime de responsabilité au regard de la loi, ou accélérer les procédures judiciaires. Ces orientations politiques sont une bonne nouvelle, tant la régulation des grandes plateformes (réseaux sociaux, moteurs de recherche, hébergeurs) est devenue nécessaire.
Oui, les pouvoirs publics nationaux et européens doivent forcer Google, Facebook et consorts à sortir de leur posture de neutralité laxiste lorsque les contenus postés sont haineux, discriminatoires, violents et, plus généralement, qu’ils contreviennent aux textes de loi encadrant la liberté d’expression en France et en Europe.
Le régime de quasi-impunité juridique renforcé par des déclarations de bonnes intentions successives de ces plateformes doit cesser. Tout comme cette volonté absurde de plier Internet à la volonté d’un gouvernement national, en méprisant au passage ceux qui parcourent les territoires numériques.

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“L’Internet civilisé” : un concept hérité de la rhétorique sarkozyste

Internet, l’ingouvernable réseau

En souhaitant “reciviliser Internet”, Mounir Mahjoubi pioche donc dans la rhétorique de la droite sarkozyste, championne des obsessions sécuritaires. Derrière cette supposée mission “civilisatrice” de territoires forcément barbares (un logiciel idéologique qui, comme chacun sait, a déjà largement fait ses preuves dans l’histoire coloniale), Mounir Mahjoubi et les précédents porteurs de civilisation souhaitent simplement imposer à un territoire (ici dématérialisé et sans frontières) les règles de la République – pas uniquement sa loi, mais aussi sa culture, sa morale, ses mœurs et ses usages.
Le modeler à son image, en faire son reflet, pour le gouverner efficacement. Un projet d’ingérence qui commence, comme le dit clairement Mounir Mahjoubi, par une entreprise de normalisation de la parole. Logique : contrôler le verbe, c’est contrôler les idées, nous ont appris Orwell et Chomsky.
Rassurons-nous, cependant : Mounir Mahjoubi, même avec toute la volonté du monde, ne pourra jamais civiliser quoi que ce soit. La France, championne autoproclamée de l’assimilation, croit encore peser suffisamment lourd pour pouvoir digérer Internet. C’est évidemment faux. Et comparer Internet à un bus ne suffira pas à faire oublier sa véritable silhouette : celle d’une galaxie, ingouvernable par nature et anarchique par décret.
Le réseau est une terre d’accueil de libertaires, de freaks, d’anarchistes, d’iconoclastes, d’opposants, de dissidents, d’hérétiques et d’indociles. Une no-go zone ou prospère l’opinion marginale, l’idéologie insurrectionnelle et la critique de l’ordre établi. Une cacophonie sauvage et ingouvernable, même avec les outils de contrôle les plus sophistiqués. Et parfois, oui, il arrive même qu’on dise des gros mots sur Twitter, monsieur le secrétaire d’État.
En 1996, alors que le gouvernement américain signait le Telecommunications Reform Act pour tenter de contrôler la teneur du discours en ligne (déjà !), John Perry Barlow, excédé, griffonnait ce qui allait devenir la Déclaration d’indépendance du cyberespace, l’un des textes doctrinaires fondateurs de la contre-culture numérique.
Plus de vingt ans plus tard, alors que les plaques tectoniques de la régulation et de la liberté d’expression poursuivent leur imperceptible subduction, ces mots n’ont rien perdu de leur force et de leur justesse. Mounir Mahjoubi et les autres hérauts des bonnes manières feraient bien de les relire avant de prétendre civiliser quoi que ce soit.

“Nous n’avons pas de gouvernement élu, et il est improbable que nous en ayons un jour, aussi je ne m’adresse à vous avec aucune autre autorité que celle avec laquelle la liberté s’exprime. Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous ne possédez aucun moyen de nous contraindre que nous ayons à redouter.
Les gouvernements tiennent leur juste pouvoir du consentement de ceux qu’ils gouvernent. Vous n’avez ni sollicité ni reçu le nôtre. Nous ne vous avons pas invités. Vous ne nous connaissez pas, et vous ne connaissez pas notre monde. Le cyberespace ne se situe pas dans vos frontières. Ne pensez pas que vous pouvez le construire, comme si c’était un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C’est un produit naturel, et il croît par notre action collective.
Vous n’avez pas participé à notre grande conversation, vous n’avez pas non plus créé la richesse de notre marché. Vous ne connaissez pas notre culture, notre éthique, ni les règles tacites qui suscitent plus d’ordre que ce qui pourrait être obtenu par aucune de vos ingérences.
Vous prétendez qu’il y a chez nous des problèmes que vous devez résoudre. Vous utilisez ce prétexte pour envahir notre enceinte. Beaucoup de ces problèmes n’existent pas. Où il y a des conflits réels, où des dommages sont injustement causés, nous les identifierons et les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train de former notre propre Contrat Social. Cette manière de gouverner émergera selon les conditions de notre monde, pas du vôtre. Notre monde est différent.”