Le jour où je me suis réveillée dans un pays en guerre… Mon pays

Le jour où je me suis réveillée dans un pays en guerre… Mon pays

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Par Ariane Nicolas

Publié le

“J’ai l’impression d’être né une deuxième fois.” Depuis ce matin, je relis en boucle ce témoignage déchirant d’un rescapé du Bataclan, un jeune homme qui a pu parler avec les jihadistes lors de la prise d’otages. Sa vie a basculé, vendredi 13 novembre. Par chance, il s’en est sorti sain et sauf. Mais il sait que la vie qui s’amorce sera différente. La sienne, la mienne, la vôtre aussi. Et que la France ne sera plus jamais comme avant.

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La France dans laquelle je me suis réveillée, mardi matin, est une France en guerre. Pas une guerre lointaine, non, une guerre réelle, qui a pointé son nez au bout de ma rue. François Hollande l’a dit lui-même devant le Congrès réuni à Versailles : nous combattons “une armée de terroristes”. Pour le juge Marc Trévidic, “la vraie guerre commence”. L’état d’urgence a été décrété pour trois mois. Aujourd’hui, mon pays m’est comme étranger. Je ne m’y étais pas préparée. Personne ne devrait y être préparé.

De la fiction à la réalité

La guerre, nous y sommes confrontés tous les jours, par récits interposés. Dans les médias, les livres, les films, les séries… Des images, des chiffres en pagaille sur un danger distant, même quand l’armée française est impliquée. La guerre, pour un trentenaire comme moi, c’est un récit de famille, un héritage douloureux qui vit en nous, souvent malgré nous. On a tous, quelque part, un arrière-grand-père Poilu, une aïeule devenue veuve pendant la Seconde Guerre mondiale, une tante qui s’est battue pour l’indépendance de son pays en Afrique du Nord, un grand oncle qui a vécu la décolonisation en Asie, un père qui raconte ses souvenirs du service militaire…

Mon grand-père, mort l’an dernier, pleurait devant le défilé du 14-Juillet. Pour ce lieutenant fait prisonnier en 1940 à Domrémy (petite, ce nom m’amusait beaucoup), la guerre fut une grande tragédie intime. Tout convergeait vers elle. Son meilleur ami, il l’avait rencontré en captivité. Dieu, aussi. Voir ses petits enfants gâcher la nourriture le rendait malade. Sa Légion d’honneur et sa Croix de guerre trônaient au-dessus de son bureau. La guerre a hanté mon grand-père jusqu’à son dernier souffle, à 97 ans. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, j’y serais à mon tour confrontée, certes sous une forme différente (il y a “guerre” et “guerre”, rappelle l’AFP). Il serait mortifié de savoir que c’est le cas.

Loin, si loin de Mai 68

Il faut croire que ma génération, celle née dans les années 80, était une anomalie. Elle a cru, parce qu’on lui a fait croire, qu’elle serait épargnée par ce cataclysme. Finis les conflits meurtriers en Europe, il y a Erasmus. Fini le service militaire, devenir soldat s’apprend comme n’importe quel métier. Finies toutes les menaces de guerre, même froides, le mur de Berlin a sauté. À la fac, on m’a enseigné que le commerce entre Nations les empêchait de se faire la guerre (on avait juste oublié que l’eschatologie marchande ne convenait pas à tout le monde).

Demandez à un jeune quel discours politique l’a rendu fier de la France, il vous répondra sans doute “Dominique de Villepin à l’ONU en 2003, contre l’intervention française en Irak”. Ma génération est viscéralement pacifiste. Parce qu’elle est l’héritière de Mai 68, de la décolonisation, des Beatles et de Renaud, parce qu’elle a vu Mash ou Forrest Gump et qu’on lui a répété que l’armée, c’était réservé aux grosses brutes, aux illttrés ou aux Américains. Et qu’en tout cas, c’était pas pour les Français.

Une armée de fêtards contre une armée de terroristes

Ce matin, quand je suis sortie travailler, que des policiers patrouillaient dans ma rue et que les visages des passants étaient fermés, j’ai eu peur. Pas tant qu’un terroriste canarde ma boulangerie de bobo où le croissant coûte 1,60 euros, mais que nos vies soient dictées, chaque jour, par les désidérata nihilistes des jihadistes. Je ne veux pas vivre dans un monde où l’on regarde derrière son épaule en commandant une pinte, je ne veux pas avoir à apprendre à me défendre, je ne veux pas que mes frères aillent se battre contre une armée de tocards analphabètes et suicidaires qui n’ont pas, comme le dit joliment Adam dans Girls, la courtoisie d’imploser tout seuls dans leur coin.

Après les attentats d’Anders Breivik en Norvège, le Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg eut des paroles admirables : “Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance.” Mais face à une armée de terroristes, que peut une armée de fêtards ? Que peuvent 1 500 fanfarons ignorants des techniques militaires, contre des soldats armés, surentraînés et sanguinaires ?

Cette question me rend dingue. Notre vulnérabilité me rend dingue et je me déteste de penser qu’une intervention sur le terrain pourrait être la solution. Le serait-elle vraiment d’ailleurs ? Nombreux sont les observateurs qui en doutent. “Je n’ai pas peur. J’ai seulement le vertige”, a écrit René Char. Le vertige d’une haine immense, que j’éprouve pour la première fois de ma vie, et que je n’arrive à canaliser qu’en songeant à ces mots marmonnés à l’envi par le héros du film Underground, d’Emir Kusturica : “Putain d’enculés de fascistes.”