Un journaliste américain se paie la génération Y

Un journaliste américain se paie la génération Y

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Par Thibault Prévost

Publié le

“Je n’irai pas à un entretien d’embauche en short et tongs”

Le texte de Chris Erskine est peut-être l’initiative la plus condescendante prise vis-à-vis des millenials depuis Toute la vie, l’ode au paternalisme commise par Jean-Jacques Goldman en février dernier qui donna enfin à ses Enfoirés d’interprètes l’occasion de se montrer à la hauteur de leur audacieux patronyme.
En quarante-six points, qui vont du gentiment prêchi-prêcha (“J’apprendrai à choisir mes batailles”) au carrément insultant (“Je serai débrouillard, créatif et sincère”) voire à l’insensé (“Si mon premier-né est un garçon, je jure de ne pas le baptiser Uber“, xpdr), le journaliste rhabille gratuitement pour l’hiver les moins de 35 ans avec une ardeur si zélée qu’elle en forcerait presque l’admiration. Et tire le portrait d’une génération avachie, narcissique, arrogante voire carrément mal élevée, à qui il faudrait ânonner qu’elle “n’a le droit à rien” pour qu’elle se lève enfin de son canapé (et faire autre chose que de passer au Starbucks, s’entend).

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Droit de réponse

Et ça marche: touchés dans nos orgueils infinis de millennials pourris-gâtés, on a soudain envie de répondre “merci pour les conseils, grand-père, on fera ça, promis” avec un sourire sarcastique, avant de lever les yeux au ciel pour montrer qu’on est littéralement saoulé des baby-boomers, sérieux.
Ça, c’est sur Twitter que ça se passe. Et puis on se reprend. Soyons plus intelligents que ça. Hashtag maturité, hashtag argumentaire. Comme Hannah Jane Parkinson, journaliste (même pas trentenaire) du Guardian, qui répond en dressant sa propre liste de serments pour millennials, toute en données et en punchlines.
Morceaux choisis:

  • Je serai reconnaissant – extatique, même – de faire partie de la première génération de l’Histoire à gagner moins d’argent que celle qui la précède.
  • 25% de moins, à vrai dire. Je sourirai en attendant que ça passe. Nous, les millennials, ignorons que nous sommes nés. Alors qu’on nous le répète à peu près quotidiennement.
  • Je ne me plaindrai pas que d’autres générations accusent la génération Y de ne pas savoir gérer l’argent, alors même que nous sommes endettés à cause de la culture de l’emprunt qu’elles ont promu.
  • Je vais accepter la vérité selon laquelle le taux de chômage mondial des jeunes historiquement haut est du à la seule fainéantise des millennials et non à des économies paralysées par la mauvaise gestion des baby-boomers.
  • Je ne soulignerai pas la dichotomie (dans la tribune d’Erskine) des choses étant à la fois “plus difficiles à mon époque” et “bien meilleures dans le temps”.


Emoji coeur.

La querelle des Anciens et des Modernes

Dans la foulée, Chris Erskine se fend d’une seconde tribune pour préciser sa pensée et, pense-t-on, mettre un peu d’eau dans son pinard. Que nenni. “Ma tribune”, écrit-il, “a engendré une bonne dose de réactions à chaud sur Internet (…) Pour moi, c’est ce qui arrive lorsque l’on éduque une génération entière sans fessée.” Et, plus loin, de nous achever:

Vous savez quoi, je comprends. On n’a pas laissé aux millennials un monde en parfaite condition. Aucun parent ne le fait jamais. Mais nous avons répandu la démocratie, réduit le communisme et virtuellement éliminé la menace constante d’un holocauste nucléaire.
Est-ce que ne serait-ce que l’un d’entre vous est au courant?
Les océans sont plus propres, l’économie diversifiée. Ah oui, et ce sont les baby-boomers qui ont inventé vos précieux iPhones et ordinateurs.

Bon, d’accord. Cet homme est un journaliste-troll. Laissons tomber la querelle séculaire des Anciens et des Modernes, entretenue de temps à autre par ce genre d’article. On se souvient de la tribune pleine de bon sens de Madame Figaro qui dénonçait, en avril dernier, les abus du “stagiaire roi”, ce jeune surqualifié qui avait l’outrecuidance de remettre en cause le concept du travail bénévole. Dans les deux cas, sitôt que les choses dérapent, on dresse en vitesse le paravent de l’humour pour éviter d’avoir à répondre de son mépris de classe sur le terrain glissant des statistiques. En plus d’être fainéants et d’avoir le melon, les millennials n’ont aucun second degré.
Et ça fonctionne. Selon une étude du Pew Research Center, reprise en septembre par le Guardian, 59% des millenial se voient comme “égocentriques”, 49% se trouvent “gaspilleurs” et 43% “vénaux” ; seuls 36% d’entre eux se voient comme travailleurs et 24% comme responsables. Soit exactement ce que les baby-boomers veulent faire croire aux plus jeunes, analyse le Guardian, à grands renfort de tribunes et de reportages.
Pourtant, il est intéressant de constater que cette vision pessimiste de sa propre génération devient de plus en plus positive avec l’âge, la “génération silencieuse” (70-87 ans) se voyant très majoritairement comme travailleuse, responsable et patriote. En 2050, nous serons peut-être les nouveaux Chris Erskine, jouant à notre tour le rôle du pépère grognon dans la pièce infinie du conflit de générations. D’ici là, nous n’avons pas vraiment le temps pour ces distractions, trop occupés que nous sommes à chercher les 600 millions d’emplois que notre monde devra créer pour ses jeunes dans la prochaine décennie. Et ailleurs que sur Instagram.