Être un génie des échecs peut-il rendre fou ?

Être un génie des échecs peut-il rendre fou ?

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Par Arthur Cios

Publié le

Psychose caractérisée par la présence d’idées délirantes systématisées et permanentes, surtout à thème de persécution.

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Bobby Fischer n’est pas le seul exemple de champion d’échecs atteint de paranoïa et divers troubles psychiques. À croire qu’être trop bon aux échecs peut rendre fou.

“Les échecs, c’est la vie” (Bobby Fischer)

Bien évidemment, être paranoïaque à ce niveau est une maladie, qui ne s’explique pas aussi facilement. Mais Bobby était bien malade. La psychologue clinicienne Emmanuelle Comtesse, qui a signé sur son blog un long billet sur la paranoïa, explique la chose ainsi :

La paranoïa se déclare à l’âge adulte, aux alentours de 35, 40 ans. Il s’agit d’une structure psychotique qui s’organise dans la petite enfance. Les symptômes (rigidité du raisonnement, entêtement, méfiance marquée, jalousie pathologique, suspicion, délire d’interprétation) de la maladie se manifestent généralement au décours d’un événement marquant qui jouera le rôle de facteur déclencheur.
Si l’origine de la paranoïa demeure encore mal définie, des facteurs intervenant tôt dans l’enfance, comme un environnement peu sécurisant, marqué par l’instabilité, mais aussi la tromperie et les abus, joueraient un rôle déterminant dans le développement de cette psychose.
Ce fut le cas du Bobby Fischer qui a grandi dans un climat d’insécurité certain, au gré des déménagements de sa mère, contrainte de fuir l’Allemagne nazie, et sans connaître son père.

L’évolution échiquéenne de Bobby alla bien au-delà de l’obsession. Il semble qu’il se soit produit une véritable fusion entre ses besoins les plus profonds et sa maîtrise du jeu. Il étudiait les échecs avec une ferveur religieuse. Le jeu devint sa discipline, son but et son pouvoir.

Surtout, la défaite lui est insupportable. Il ressasse chacun des mouvements qu’il a pu effectuer, refaisant les parties dans sa tête. Il s’enferme dans le jeu, avec la peur de perdre comme principal moteur.

Des cavaliers fous

Difficile de ne pas y voir un rapport entre sa folle passion et le début de ces troubles psychiatriques. Surtout que Bobby est loin d’être le seul grand génie des échecs à avoir connu des problèmes de santé de la sorte.
Un des plus connus s’appelle Paul Morphy. Un sacré joueur, qui présente beaucoup de similitudes avec notre Fischer : une carrière fulgurante, mais très brève, mêlée à la politique. Surtout, Morphy a aussi connu de sévères épisodes paranoïaques. Puisqu’il avait peur de se faire empoisonner, il ne mangeait dans les dernières années de sa vie que des plats préparés par sa mère ou sa sœur. Il était persuadé que des gens cherchaient à le tuer, et se mit à parler à des personnes invisibles peu avant sa mort, en 1884. La légende raconte qu’il aimait regarder les chaussures de sa femme disposées en demi-cercle.
Même chose pour Akiba Rubinstein, grand champion polonais, qui passa les 29 dernières années de sa vie à lutter contre des problèmes de santé mentale, où il ne pouvait plus approcher un échiquier. Wilhelm Steinitz quant à lui, fut un joueur très reconnu, jusqu’à ce qu’il soit atteint de dépression après la mort de sa femme et de sa fille, qu’il déclare pouvoir appeler son secrétaire sans téléphone, commence à parler aux fenêtres, pense pouvoir faire bouger les objets à distance, et jouer aux échecs avec Dieu (on dit même qu’il lui laissait un pion d’avance).
Il faudrait revenir sur l’histoire de chacun pour essayer de comprendre le pourquoi du comment. Mais le fait est que tout ces joueurs, de très grands joueurs, ont eu des soucis de santé mentale conséquents.

Échecs et santé mentale

Comment expliquer cela ? Déjà, constatons que de nombreux génies créatifs – on peut considérer les grands joueurs d’échecs comme tels car leurs techniques, innovations, et manière de réfléchir, se rapprochent d’un processus créatif à part entière – ont connus des épisodes de névroses, de Vincent Van Gogh à Hemingway.
Une étude de 2012 soulignait l’existence d’un rapport entre des personnes créatives et maladies mentales. L’article de Slate sur le sujet explique l’expérience ainsi :

En suivant l’évolution de 1 173 763 patients des services de psychiatrie, et de leurs proches, sur une durée de 40 ans, les chercheurs ont étudié les rapports entre professions créatives (artistes, chercheurs, musiciens…) et pathologies mentales (schizophrénie, troubles bipolaires, dépression…) répertoriées grâce à une échelle de référence internationale (CIM).

Résultat : il existerait un lien entre la bipolarité et le processus créatif. Plus encore, les écrivains auraient tendance à plus facilement être dépressifs, bipolaires voire schizophrènes. Comme quoi, Aristote avait raison : “Il n’y a point de génie sans un grain de folie“.
Mais alors, pourquoi trouve-t-on plus de cas de paranoïa chez les joueurs d’échecs ? Ce qui fait d’une personne un grand joueur se trouve surtout dans sa capacité à anticiper. Les meilleurs anticipent chaque déplacement, chaque conséquence de chaque déplacement, et ont en tête une stratégie pour chacune des possibilités. C’est un processus mental complexe, qui demande une concentration extrême et on imagine facilement qu’à un certain niveau, sur le long terme, cela peut avoir des conséquences sur la santé mentale.

Le tour de la question

Seulement voilà : il n’existe pas d’études scientifiques sur le cas précis de ces joueurs. Et il faut éviter de tomber dans la généralisation : ces quelques joueurs ne sont pas vraiment représentatifs des centaines d’autres grands maîtres en apparence “en parfaite santé”, à ce niveau-là.
Le fait est que dans l’imaginaire collectif, la personne qui excelle aux échecs est une personne torturée. Chez Nabokov, dans La Défense Louijine, le passionné devient obsédé, au point d’en devenir malade (et, spoiler, de se suicider) tandis que chez Stefan Zweig, le joueur d’échec devient schizophrène, ce qui n’est pas s’en rappeler ce fameux court-métrage de Pixar.

Et si l’on prenait le problème dans l’autre sens ? Et si ces personnes excellaient aux échecs de par leurs problèmes de santé ? Tout comme les auteurs les plus reconnus seraient ceux enclin à devenir dépressifs ou bipolaires, peut-être que leur condition leur permet d’aborder le processus créatif différemment. Peut-être alors que les meilleurs joueurs sont ceux déjà malades en premier lieu ? Emmanuelle Comtesse, toujours, explique :

Concernant Bobby Fischer, il est possible que sa structure paranoïaque ait contribué à développer tout un système de défenses élaborées, une façon de penser et d’appréhender son environnement qui l’ont aidé à anticiper sur les stratégies d’attaque ou de défense de ses adversaires joueurs d’échecs.

En soi, il est possible que son enfance, et le fait qu’il soit en passe devenir “malade”, ait fait de lui le grand champion qu’il a été.
Dans un sens comme dans l’autre, les deux semblent liés, un minimum. Bobby Fischer en est l’exemple le plus frappant. Le biopic qui sort mercredi 16 septembre, Le Prodige, montre brillamment comment il est passé d’excellent joueur, à génie fou.