Du houmous à la colonisation : une chaîne YouTube pose les questions qui fâchent en Israël et Palestine

Du houmous à la colonisation : une chaîne YouTube pose les questions qui fâchent en Israël et Palestine

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Par Marine Delabie

Publié le

Simplement équipé de son appareil photo numérique, Corey Gil-Shuster parcourt avec une traductrice les rues d’Israël et des territoires palestiniens pour interroger les habitants sur leur perception du conflit mais aussi de la société dans laquelle ils vivent.

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C’est la guerre virtuelle qui existe entre les partisans d’Israël et les partisans de Palestine qui pousse l’Israélien Corey Gil-Shuster à monter “The Ask Project” en 2012. La chaîne YouTube veut aller au-delà des faux témoignages, des histoires construites de toutes pièces et des vidéos virales partagées par les internautes des deux côtés du conflit sur les réseaux sociaux. L’instigateur du projet s’explique :

“J’ai eu de longues conversations sur Facebook avec des gens qui me qualifiaient tantôt de pro ou d’anti-Israël. Je ne cherchais pas à entrer dans une case ou l’autre, je voulais simplement entendre la vérité. J’étais énervé de lire des choses qui étaient totalement fausses. Les gens font des allégations basées sur des bribes d’informations qu’ils rassemblent pour en faire un récit qui ne correspond pas à la réalité.”

Mais pour comprendre la motivation de Corey, il faut s’intéresser à son parcours. À 46 ans, Corey Gil-Shuster a rythmé sa vie d’allers-retours entre Canada et Israël, ses deux pays. Il grandit à Ottawa, où il est très impliqué dans la communauté juive de sa ville. Il effectue en 1989 sa mobilité universitaire en Israël et étudie à Tel Aviv. À son retour au Canada, marqué par le conflit entre Israéliens et Palestiniens, il décide d’en comprendre les dynamiques en suivant un cursus en théorie des conflits. Il dirige actuellement le programme de médiation et de résolution des conflits internationaux de l’université de Tel Aviv.

Rétablir la vérité sans pour autant espérer la paix

Avec “The Ask Project”, Corey Gil-Shuster voulait au départ trouver des preuves qui puissent contredire les affirmations qu’il trouvait en ligne. Il avait à l’esprit de mettre en place une sorte d’espace de dialogue pour la paix. Il pensait qu’en se rendant en Cisjordanie, il pourrait constater que ce que les Israéliens disaient sur les Palestiniens était faux, et qu’il pourrait montrer que les Palestiniens étaient beaucoup plus disposés à faire la paix que ce que l’on pouvait penser. C’est ainsi que lui est venue l’idée d’enregistrer les rencontres avec les personnes qu’il allait croiser sur son chemin : pour rétablir la vérité.

Sur place, Corey Gil-Shuster constate que certains Palestiniens qu’il croise étaient furieux et n’étaient pas prêts à entamer un processus. Lucide face à cette situation, il déclare :

“Cette attitude ne repose pas uniquement sur de la colère. Il faut la comprendre. Elle est mêlée à d’autres aspects tels que celui d’être soudainement une minorité impuissante et faible face à la situation. J’ai abandonné l’idée d’un dialogue de paix. Il ne faut pas se faire d’illusions : il n’y aura jamais la paix malheureusement.”

Corey Gil-Shuster a finalement limité son projet à la simple retranscription de la réalité des deux sociétés. Il a laissé les personnes parler librement face caméra et a tenté de comprendre pourquoi elles pensaient de la sorte, avec toute la complexité que cela suppose.

Combattre la désinformation

C’est aussi la désinformation et les préjugés véhiculés par les médias grand public, qu’ils soient israéliens, palestiniens ou internationaux, que le projet essaye de combattre. Très loin de donner une représentation précise de la réalité, les médias peinent à rendre compte de la complexité des points de vue qui traversent la société israélo-palestinienne. Corey Gil-Shuster le souligne lui-même :

“Le problème des médias, c’est qu’ils ne se mettent pas à la place des citoyens de la société qu’ils dépeignent dans leurs reportages. De façon quasi-systématique, ils choisissent un camp plutôt que d’essayer de comprendre les raisons de la colère de chacun. La chaîne Al Jazeera par exemple, elle a un agenda à suivre, c’est normal. Le même que celui des pays arabes. Et par conséquent elle ne donne qu’une seule vision d’Israël.”

L’exemple n’est pas isolé. Il est aussi souvent reproché aux médias israéliens de n’être que des fournisseurs d’images transmises par l’armée, tronquées et sorties de leur contexte. La vision des évènements proposée aux spectateurs ou aux lecteurs devient alors faussée. Les rares journalistes qui s’emploient à aller sur le terrain sont critiqués, accusés de vouloir affaiblir l’État hébreu.

“Palestinians : What is peace ?”

Bien loin des tractations étatiques et du traitement médiatique, “The Ask Project” offre à ceux que l’on entend le moins, les citoyens lambda, l’opportunité inédite de s’exprimer spontanément et librement. Il donne aussi l’occasion, pour le spectateur, de considérer des propos avec lesquels il n’est pas forcément d’accord, mais surtout, de les humaniser.

Ainsi dans la vidéo “Palestinians : What is peace ?“, les personnes interrogées sont spontanées et s’expriment sans filtre.

Amira, simple passante interpellée dans la rue, insiste sur sa volonté de voir les prisonniers palestiniens être libérés, sur la possibilité de pouvoir circuler librement d’un pays à l’autre et sur l’importance de se sentir en sécurité dans son propre pays.

Ahmad, vendeur de vêtements, met quant à lui en évidence l’impossibilité d’une solution à deux États pour résoudre le conflit et prône un retour sans concession à la Palestine selon les frontières de 1948. Tout comme le groupe de jeunes filles de Hébron, interrogées dans la rue. Jadi, buraliste, partage leurs avis mais souligne :

“La paix, c’est un mot difficile. C’est quelque chose dont on parle mais que l’on ne connaît pas ici. ⦋…⦌ La paix ça sera quand j’aurais les mêmes droits que n’importe quel autre être humain.”

Le projet le montre : les préoccupations que peut avoir la communauté internationale au sujet du conflit ne sont pas forcément partagées sur le terrain. Les pays projettent sur Israël leurs propres visions et idéaux, mais le décalage avec la réalité de la société israélo-palestinienne est important.

De cette façon, en 2016, la ministre des affaires étrangères de Suède, suite aux avertissements émis par des ONG locales et internationales, dénonce la force du côté israélien, qui serait employée pour tuer et non pour neutraliser. Ses propos ont eu un fort impact en Israël et Corey Gil-Shuster, caméra au poing, est allé recueillir les témoignages des citoyens. Menachem, habitant d’Haïfa, est claire : “Elle ne sait rien de ce qui se passe ici, elle ne connaît rien de la réalité de notre vie.”

Guy, de la région d’Eshkol, au sud d’Israël, ajoute : Ils ne peuvent pas comprendre nos positions car ils ne sont pas sur place.” Mais Vera, qui vit à Herzliya dans la périphérie de Tel Aviv, a son explication : “Israël est une démocratie. Les attentes des pays occidentaux sont donc de voir Israël se comporter comme tel. ⦋…⦌ On attend d’une démocratie qu’elle fasse les choses différemment.”

Souligner le décalage entre attentes internationales et réalité du terrain

Corey Gil-Shuster s’est rendu compte de ce décalage entre les attentes internationales et la réalité du terrain en évoquant à plusieurs reprises l’idée d’un État unique lors de ses micros-trottoirs. Cette idée a déjà été envisagée lors de débats internationaux et rassemble de nombreux partisans. Il raconte :

“J’ai demandé à des Israéliens ce qu’ils en pensaient. Certains m’ont répondu que l’idée leur semblait intéressante. Mais quand je leur ai dit que cela impliquait de vivre avec les Palestiniens, il y a eu une prise de conscience de leur part. Ils n’ont en réalité jamais pensé à cette option tellement le conflit fait partie de leur quotidien depuis des années. Des deux côtés c’est quelque chose qui s’est normalisé. Les gens vivent avec le conflit.”

Chacun, qu’il soit israélien, palestinien ou d’un tout autre pays, peut proposer à Corey Gil-Shuster, directement via la chaîne YouTube “The Ask Project”, des questions à poser aux individus croisés lors de ses périples hebdomadaires. Corey reçoit ainsi des demandes du Brésil, d’Indonésie ou encore du Pakistan.

“Israéliennes : auriez-vous un rapport sexuel avec un homme non-circoncis ?”

Parfois, les questions proposées peuvent être délicates. C’est le cas par exemple quand Corey Gil-Shuster demande à des Israéliennes si elles pourraient avoir des rapports sexuels avec un homme non-circoncis. Ou encore quand celui-ci s’adresse à des Arabes israéliens afin de savoir à quel pays ils considèrent appartenir.

Les réactions de certains interviewés peuvent mettre mal à l’aise, choquer et interloquer. Ainsi, Tomer est clair au sujet du territoire disputé : “Après 2000 ans, c’est notre pays. Les Arabes, ils ont l’Arabie Saoudite, la Syrie, le Liban, tout ce qu’ils veulent.” Ahmad, quant à lui, nous apprend que bien que la Première et la Seconde Guerre mondiale soient au programme dans les écoles palestiniennes, l’Holocauste est un sujet qui est totalement éludé.

Mais, comme le défend souvent Corey Gil-Shuster, même s’il est parfois lui-même en désaccord avec certaines questions qui lui sont proposées et qu’il appréhende le moment où il devra les poser, son projet est aussi là pour pousser les personnes interrogées dans leurs retranchements et les confronter à leurs propres contradictions. Contradictions symptomatiques de la société complexe dans laquelle ces personnes évoluent.

“Pourquoi les Israéliens ont-ils volé le houmous aux Arabes ?”

Au lancement de son projet, Corey Gil-Shuster posait lors de ses micros-trottoirs la plupart des questions qui lui étaient soumises en ligne. Maintenant que sa chaîne YouTube a gagné en notoriété, il reçoit énormément de questions. Parmi les quelque 600 vidéos que propose la chaîne YouTube, certaines attisent tout de suite la curiosité du spectateur avec des titres tels que “Qu’est-ce que les Palestiniens savent de l’Holocauste ?“, “Que pensent les Israéliens du droit de retour des Palestiniens ?“, “Palestiniens : les femmes et les hommes devraient-ils être égaux devant la loi ?” ou encore, non sans dérision “Pourquoi les Israéliens ont volé le houmous aux Arabes ?“. Au sujet de l’humour, Corey Gil-Shuster le dit lui-même :

“L’humour me permet d’affronter plus facilement la bêtise humaine. Il faut tourner en dérision le ridicule de l’homme pour qu’il soit supportable. Imaginez-vous être confronté à un individu qui dit n’avoir jamais rencontré de Juif ou d’Arabe, ne pas vouloir parler à cet ‘autre’, mais qui affirme pourtant le haïr. Face à ces personnes, je fais volontairement le naïf, je me moque d’elles. Ça les rend folles.”

Par soucis de transparence, Corey Gil-Shuster inclut dans ses vidéos toutes les réponses des individus qu’il aborde aléatoirement dans la rue, peu importe ce que disent les participants. Il n’en modifie pas le contenu, si ce n’est parfois les prénoms pour préserver l’anonymat des personnes interrogées, le floutage des visages, la suppression des parasitages extérieurs et l’ajout des sous-titres en anglais afin que les propos tenus soient compris par le plus grand nombre.

La chaîne YouTube s’avère aussi pédagogique pour les personnes extérieures qui ne connaissent pas ou que dans les grandes lignes la situation en Israël et en Palestine. Avec “The Ask Project” elles profitent d’une information directe et non tronquée.

L’initiateur du projet lui-même apprend beaucoup de ses vidéos. Celles-ci lui permettent de faire des constats intéressants et cela particulièrement dans le domaine du langage. Il s’amuse d’ailleurs à rappeler que parfois, les personnes interrogées ne comprennent pas les questions. Non pas que les questions soient obscures, mais parce qu’elles ont un sens ou un impact tout autre selon la langue utilisée, particulièrement quand on passe de l’anglais à l’arabe. Il en donne un exemple :

“La question : ‘êtes-vous prêt à faire des compromis’ est intelligible en anglais. Mais l’expression n’existe pas en arabe. Celle qui s’en rapproche le plus est ‘abandonner’. Imaginez donc le Palestinien à qui l’on demande en arabe s’il est prêt à tout abandonner !”

Depuis le lancement de son projet en 2012, Corey Gil-Shuster a interrogé environ 3 000 personnes. La vidéo la plus populaire de la chaîne YouTube, ” Qui est Jésus pour vous ? “, a atteint plus de 1 700 000 vues. En dépit de sa popularité grandissante – la plupart des vidéos récoltent entre 20 000 et 100 000 vues – la campagne de crowdfunding prévue pour “The Ask Project” est toujours active.