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Tout comprendre sur la directive européenne sur le droit d’auteur

Tout comprendre sur la directive européenne sur le droit d’auteur

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(© Wikimedia/Diliff)

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Par Thibault Prévost

Publié le

Le Parlement européen a définitivement adopté la directive sur le droit d'auteur, ce 26 mars.

Cette fois-ci, c’est la bonne. Après 25 ans de chantier, d’escarmouches, de prédictions alarmistes et d’occasions manquées, l’épuisante saga du droit d’auteur numérique a enfin connu un véritable dénouement. Un premier vote sur la directive européenne dite “du droit d’auteur dans le marché unique numérique”, prévu le 20 juin, qui avait provoqué une levée de boucliers de tout ce qu’Internet compte comme associations de défense des libertés individuelles, avait finalement accouché d’une souris, le texte avait été retoqué par les parlementaires. Mais le 26 mars, comme promis du côté de Strasbourg, le Parlement européen a voté. La directive pour le droit d’auteur a été adoptée, par 348 voix contre 274, et avec elle ses controversés articles 11 et 13 – devenus entre-temps les articles 15 et 17.

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Loin d’être la fin d’une querelle séculaire, le vote n’est qu’une nouvelle pièce dans le jukebox du lobbying. Passons en revue la fable. Le grand perdant du vote ? Le camp de “l’Internet libre”, les géants du Web alliés à certains groupes de pirates et d’associations de défenses des libertés numériques. Le grand gagnant ? La faction formée par les ayants droit et les grandes entreprises de presse, à qui ce vote ouvre la perspective d’une manne financière bienvenue. L’enjeu, à en croire les lobbyistes de tous camps ? La survie d’une vision de la circulation de l’information au profit de la destruction de l’autre, rien de moins. Vous êtes perdus dans tout ce foutoir ? Ne bougez pas, on va essayer de clarifier les choses, en présentant à la fois le texte et la vision qu’en a chaque camp.

L’article 17 : l’application du copyright à tous les contenus du Web

  • Ce que propose le texte

L’article 13 de la directive pondue fin 2016, premier point de crispation en juin dernier, propose que les grandes plateformes d’hébergement de contenus en ligne (YouTube, SoundCloud, Facebook et autres) “prennent, en coopération avec les titulaires de droits, des mesures destinées à assurer le bon fonctionnement des accords conclus avec les titulaires de droits en ce qui concerne l’utilisation de leurs œuvres […] Ces mesures, telles que le recours à des techniques efficaces de reconnaissance des contenus, doivent être appropriées et proportionnées”.

En clair, comme nous vous l’expliquions en juin, il s’agit de la mise en place de systèmes automatisés – dit “Content ID”- capables de scanner les plateformes d’hébergement, de reconnaître si un contenu est soumis à des copyrights et, le cas échéant, d’interdire sa publication en amont, en fonction des catalogues de la Sacem et autres. Des robots censeurs, rien de moins.

  • Le point de vue des ayants droit : un Internet plus juste

Forcément, du côté des producteurs de contenus culturels, on soutient cette directive. Après tout, Internet ne peut pas rester un endroit où une image, une séquence de film ou une chanson peuvent être hébergées gratuitement par des plateformes puis redistribuées, modifiées et exploitées à des fins de profit sans en faire bénéficier les producteurs originaux.

De la même manière que le streaming musical est en train de progresser vers une (maigre) rémunération des artistes à chaque écoute, la diffusion d’œuvres culturelles dans l’écosystème d’Internet doit permettre aux créateurs d’être mieux rémunérés, et pas uniquement aux hébergeurs. En gros, YouTube et compagnie doivent passer à la caisse.

  • Le point de vue des opposants : la fin de l’Internet libre

De l’autre côté, le constat est autrement plus alarmiste. Le collectif Save Your Internet, créé à l’occasion du vote, et 147 associations de défense des libertés numériques (comme l’Electronic Frontier Foundation ou European Digital Rights) y voient tout simplement la disparition de l’Internet que nous connaissons.

Et elles n’ont pas tout à fait tort. En effet, quel avenir pour les mèmes, les gifs, les remix, le VJing, les blogs et les hyperliens, qui existent tous grâce à des contenus copyrightés ? Quel avenir pour Imgur ou Giphy, qui hébergent ces images bricolées ? Quel avenir pour les DJ sets non signés hébergés sur SoundCloud, qui superposent des morceaux soumis aux droits d’auteur ?

Mise à jour : entre le vote de septembre et celui de mars, le texte a été remanié pour prévoir des régimes d’exception concernant le contenu parodique.

En théorie, tous ces contenus pourraient disparaître du Web, rattrapés par la patrouille des censeurs. Dans cette histoire, les pirates et autres défenseurs du “Web libre” (si tant est qu’il existe) sont soutenus par… les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon et consorts) qui ne se sont pas fait prier pour se faire passer pour d’innocents et modestes services des Internets.

Comme l’écrit très bien le journaliste de Télérama Olivier Tesquet, ne nous laissons pas assourdir par les cris d’orfraie des deux lobbys en pilote automatique : l’enjeu de cette directive est avant tout le contrôle d’une matière première abondante, gratuite et lucrative : le lien hypertexte.

Les plateformes du Web, d’immenses monopoles capitalistiques qui n’ont jusque-là connu que la dérégulation la plus totale, s’accrochent à cette rente sous prétexte de défendre la “liberté” d’un réseau qu’elles ont contribué à transformer en un marché jalousement gardé qu’elles se partagent. Les ayants droit, fatigués de voir leurs œuvres exploitées sans vergogne par d’autres, militent pour s’inviter au buffet, quitte à prendre en otage les usages du Web. Il n’y a rien d’autre à voir que deux hémisphères du même cerveau capitaliste, comme l’écrit le chercheur Félix Tréguer dans Le Monde.

Quant aux robots-flics, on rigole doucement quand on réfléchit à leur faisabilité. Comme l’explique la Quadrature du Net, l’immense complexité du droit d’auteur est impossible à faire ingérer à un algorithme. Et quid, enfin, des projets collectifs comme les logiciels open source, qui appartiennent à tout le monde ? Quid de Wikipédia ? La liste des exceptions est déjà longue, et ce sera à chaque pays de les implémenter.

Et puis, comme si l’article 17 ne suffisait pas à cristalliser les tensions, un autre, le numéro 15, est récemment venu squatter les colonnes éditoriales de vos journaux préférés. En cause : l’avenir de la presse, rien de moins.

L’article 15 : faire cracher Google et Facebook pour payer les journaux

  • Ce que propose le texte

L’article 15 de la directive européenne sur le droit d’auteur propose, stricto sensu, la création d’un “droit voisin du droit d’auteur” à destination des entreprises de presse. En clair, si la directive était votée, elle conférerait à ces entreprises, qui jouent un rôle dans la création de contenus sans en être directement les auteurs, un statut spécial, déjà octroyé aux organisateurs d’événements sportifs et culturels.

Un statut qui permettrait aux entreprises de presse, comme Konbini, de demander aux plateformes du Web, comme Google News ou Facebook, d’être rémunérées lorsque celles-ci redirigent les internautes vers leurs vidéos ou photos, le tout via des accords de licence. En ligne de mire : les “snippets”, ces courts extraits d’articles, d’une ou deux phrases, affichés sur les réseaux lorsqu’un article est partagé.

L’idée, rappelle Libération, est de rééquilibrer la part des recettes publicitaires entre la presse et les géants du Web, la première ayant perdu plus de 70 % de sa manne financière depuis 2000 tandis que Google et Facebook représentent désormais 60 % des investissements… sans payer aucun journaliste et publier aucun contenu original. Bref, beaucoup, beaucoup d’argent en jeu, et des lobbys (Gafa d’un côté, presse de l’autre) qui tournent à plein régime ces derniers jours pour tenter d’influer sur le vote des parlementaires.

  • “Une question de survie” pour une partie de la presse

Forcément, une partie de la presse – française, du moins – est assez tentée par l’idée de faire raquer Facebook et Google à chaque lien de redirection. Fin août, le directeur de l’AFP à Bagdad, Sammy Ketz, avait joué les porte-drapeaux avec une tribune, signée par une centaine de grands journalistes et très relayée dans la presse, dans laquelle il postulait que “ce sont des plateformes qui se servent sans payer”, au motif que ce sont les journalistes qui se tuent à la tâche – littéralement — pour ramener de l’info, dans un secteur de plus en plus dévasté économiquement.

Le 26 août, le groupe Le Parisien-Les Échos renchérissait avec un manifeste. Le 11 septembre, Le Monde se fendait d’un éditorial. Bref, le sursaut corporatiste a bien eu lieu, et comment ne pas le comprendre ? La paupérisation de la presse est une tendance bien réelle, accentuée par la prise de pouvoir des Gafa sur la diffusion de l’information en ligne.

  • Effet secondaire : renforcer encore l’influence des Gafa sur la presse

Dans le camp des opposants au texte, évidemment, Google et Facebook sont les plus actifs. Argument massue : l’article 11 remet en cause la gratuité de l’Internet, puisqu’il obligera ces plateformes à débourser des sommes faramineuses pour “louer” les articles de presse et autres vidéos qu’elles partagent et diffusent. Une perspective terrifiante… mais bien évidemment fausse, vu les revenus de ces groupes. Plus étonnamment, la presse ne fait pas bloc sur la question.

Le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, par exemple, estime – comme Olivier Tesquet et d’autres – que, loin de résoudre miraculeusement les problèmes de trésorerie de la presse, l’article 15 transformerait les Gafa en premiers mécènes des journaux, ce qui augmenterait encore leur pouvoir sur ces derniers – et menacerait donc un peu plus leur indépendance.

D’autre part, l’État, premier fournisseur de capitaux aux journaux avec le système des aides à la presse, pourrait également en profiter pour fermer le robinet (on voit mal le gouvernement Macron snober près de 2 milliards d’euros d’économies de dépenses publiques). Bref, l’article 15 pourrait faire plus de mal que de bien et fragiliser encore le secteur.

Enfin, rappellent plusieurs journaux en ligne comme Numerama, des initiatives similaires, visant à faire payer Google et Facebook, ont déjà été tentées en Allemagne et en Espagne. Dans le premier cas, Google a désamorcé le problème d’une pirouette. Dans le second… Google Actualités n’existe plus en Espagne. Rien n’indique que la mise à échelle européenne de ce type d’initiative garantisse son succès.

Enfin, le vote de l’article 15 n’enclencherait rien de moins qu’un cycle interminable de négociations entre Bruxelles et les Gafa pour déterminer les montants de rémunération, la taille du fonds, et surtout les critères de répartition pour chaque type de média… dans toute l’Europe. Autant dire des années de palabres.

Si le vote du 12 septembre témoignait, conclut Le Monde, d’une prise de conscience nécessaire vis-à-vis du duopole Facebook/Google sur la pluralité et l’indépendance de l’information, les solutions proposées semblaient bien insuffisantes. On ne combat pas la concentration des pouvoirs en légitimant l’existence des responsables par une obole. Au contraire, ce nouveau texte risque de renforcer l’oligopole des entreprises de la tech.

Nous voilà au 26 mars 2019, et les mêmes interrogations planent sur la salle des débats, tandis que les lobbyistes rangent leurs armes et rentrent chez eux, exténués, après deux ans de guerre acharnée. Les ayants droit ont gagné… quoi, exactement ? À ce stade, tout le monde semble l’avoir un peu oublié.

Article mis à jour le 26 mars.