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Comment la pop culture a changé notre rapport à la guerre : rencontre avec le directeur de la Croix-Rouge

Comment la pop culture a changé notre rapport à la guerre : rencontre avec le directeur de la Croix-Rouge

Image :

Jessica Chastain dans Zero Dark Thirty. (© Universal Pictures International France)

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Par Justina Bakutyte

Publié le

Yves Daccord analyse le rôle joué par Hollywood et les médias traditionnels dans notre perception de la guerre et notre rapport à l’information.

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Les médias sont à la ramasse. Les gens sont désintéressés. La pop culture a rendu la torture cool. Nous sommes en guerre et nous ne le savons pas. Voilà ce que j’ai dit à mes amis quand ils m’ont demandé ce que j’avais retiré de mon interview du directeur général de la Croix-Rouge, Yves Daccord.

En réalité, Yves et moi avons parlé pendant plus de 40 minutes, et durant cette interview j’ai réalisé à quel point je ne connaissais rien à la guerre, à la paix et aux règles des conflits armés. Dans ma tête, le mot “guerre” évoque toujours des images de soldats dans les tranchées coiffés d’un ouchanka (un chapeau traditionnel russe, sans doute mes origines est-européennes qui parlent) ou des posters de propagande appelant les jeunes hommes à rejoindre l’armée. C’est la guerre telle qu’on me l’a apprise à l’école. Yves Daccord m’a tout de suite arrêtée :

“L’intelligence artificielle est en train d’arriver sur les champs de bataille. Dans deux ou cinq ans, il y aura des robots qui décideront qui est un ami ou un ennemi, qui survit et qui meurt.”

On ne reconnaît plus la guerre car elle a perdu ses symptômes classiques. Le système a changé selon le directeur général de la Croix-Rouge. Il s’est éloigné, est devenu trop complexe, on ne sait plus qui est “l’autre” et comment on peut s’identifier à lui en tant qu’individu. Notre conversation a eu lieu après la publication d’un rapport du Comité international de la Croix-Rouge qui explore les perceptions qu’ont les gens de la guerre partout dans le monde, ce qu’ils pensent de la torture, leur connaissance du droit international humanitaire, les règles de la guerre.

“Avant, on ne voyait jamais un héros torturer un méchant, c’était toujours l’inverse. Depuis le 11 Septembre, ce n’est plus le cas”

L’étude faisait des révélations choquantes sur un changement d’attitude dans les cinq pays membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU : la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis. En particulier le fait que plus une personne est éloignée d’un conflit, plus elle a de chance de tolérer que la torture y soit pratiquée ou que des civils soient assassinés. Ainsi 36 % des Américains considèrent que la torture “fait partie de la guerre” et qu’il est normal d’y recourir pour obtenir de l’ennemi d’importantes informations militaires. Pourquoi cela, ai-je demandé à Yves Daccord ?

“Il ne s’agit pas juste de rationalisme, ou de la loi. Il s’agit de comprendre l’environnement dans lequel nous travaillons et vivons. Cet environnement a changé. Et c’est en grande partie du fait de la pop culture. Avant, on ne voyait jamais un héros torturer un méchant, c’était toujours l’inverse. Depuis le 11 Septembre, ce n’est plus le cas. Tout à coup, la culture populaire a commencé à s’intéresser toujours plus à la notion d’héroïsme, on voit des films qui montrent des gentils en train de torturer des terroristes dans le but de sauver la nation. Cela a modifié la façon dont les gens perçoivent le bien et le mal.”

Comprendre. C’est là tout le problème. Selon lui, nous avons perdu la capacité de dissocier ce que l’on apprend et ce que l’on comprend. Constamment bombardé de messages sur la guerre, aussi bien dans les médias que sur nos écrans télé, on se sent informé mais on n’échoue à comprendre, et donc à s’identifier et à s’engager.

(via giphy)
(via giphy)

Yves Daccord est un ancien journaliste. Il travaillait pour la Télévision suisse romande à Genève. Naturellement, nous avons donc naturellement orienté la discussion sur le rôle que joue les médias en temps de guerre.

“J’espère avoir tort, mais je pense que les médias traditionnels sont à la ramasse. Il me semble que la plupart d’entre eux ont perdu la capacité à donner du sens à ce qu’il se passe. Pour survivre, ils se livrent à une course de vitesse. Mais quand on va trop vite, on perd la capacité d’élaborer une mise en perspective éditoriale. Par mise en perspective éditoriale, je veux dire être capable d’identifier l’événement, de trouver le meilleur moyen de le couvrir, être responsable de ce que l’on raconte et réellement expliquer ce qu’il se passe. Cela n’existe plus dans les médias traditionnels.”

Cet échec des médias traditionnels dans sa mission d’information du public a entraîné un nouveau phénomène : la désaffection envers les médias et la polarisation.

Quand les gens ne peuvent plus considérer les médias traditionnels comme une référence, comme une source d’information crédible, il s’en désengagent et se tournent, pour s’informer, vers des alternatives telles que les réseaux sociaux. Mais selon monsieur Daccord, les réseaux sociaux montrent depuis plus de dix ans des signes de polarisation. Les gens ne cherchent et ne croient que les sources qui pensent comme eux, qui valident leur mode de pensée.

En d’autres mots, le désengagement des médias traditionnellement objectifs fait que les gens se confortent dans leur perspective, ce qui peut mener à des décisions radicales et mal informées.

“La jeune génération est la clé pour construire la paix”

Alors la première question qui vient à l’esprit c’est : comment trouver des solutions tangibles à nos problèmes en étant désintéressé, mal informé et incapable de distinguer le bien du mal ? Yves Daccord pense que la jeunesse peut être la solution. À condition de changer la perception qu’on en a.

Historiquement, les jeunes ont été mis à l’écart des processus de construction de la paix, car leur nature anticonformiste et transgressive les conduirait à un rejet de la notion d’autorité. Mais la jeunesse représente malgré tout 18 % de la population mondiale, et l’ignorer n’apporte rien de bon. C’est ce qu’explique le professeur Alpaslan Ozerdem, codirecteur du Centre pour la confiance, la paix et les relations sociales de l’université de Conventry au Royaume-Uni :

“Les jeunes vacillent entre deux extrêmes : l’infantilisation et la diabolisation. D’un côté les jeunes sont vus comme vulnérables, impuissants, en besoin constant de protection. De l’autre, ils effrayent et sont perçus comme violents, apathiques, et une menace pour la sécurité.”

Pour Yves Daccord, la société doit changer la façon dont elle traite les jeunes pas seulement d’un point de vue individuel, mais aussi diplomatique :

“On ne peut plus se contenter de profiter de la jeunesse. On a besoin des jeunes dans le processus de décision. Ils ne représentent pas seulement une tranche d’âge, ils ont de nouveaux modes de pensée en ce qui concerne le monde et le fait de former une communauté. La jeune génération est la clé pour construire la paix.”

S’il admet que s’adresser à eux n’est pas une tâche facile, il pense que la chose la plus importante pour eux est de reconnaître leur pouvoir et de l’exprimer à travers des actions tangibles, comme le vote.

“Il faut qu’ils s’organisent, qu’ils revendiquent leurs droits et proposent des solutions, c’est le moment d’être entendu.”

Traduit de l’anglais par Sophie Janinet