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Décryptage : la méthode de Cambridge Analytica pour manipuler nos cerveaux

Décryptage : la méthode de Cambridge Analytica pour manipuler nos cerveaux

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Par Pierre Schneidermann

Publié le

Comment fait-on de la propagande à grande échelle sans éveiller les soupçons ? Cambridge Analytica semble avoir trouvé quelques réponses en scrutant de très près nos comportements.

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Vous n’avez pas suivi l’affaire Facebook/Cambridge Analytica ? Un petit rattrapage en deux phrases s’impose : Facebook est dans la tourmente pour avoir laissé “fuiter” les données de 50 millions d’utilisateurs, qui ont été récupérées par Cambridge Analytica.

Grâce à cette manne, l’entreprise anglaise a dressé et classé des profils psychologiques de personnes pour ensuite leur balancer des messages hyperciblés et adaptés en période de campagnes électorales – celle de Donald Trump en premier lieu.

Sur quelles théories psychologiques prétend s’appuyer Cambridge Analytica pour parvenir à ses fins ? C’est la question qui nous occupe aujourd’hui. Car ce “micro-targeting” ne pourrait pas fonctionner sans une méthode de classification pointue, presque obsessionnelle, des êtres humains. Pour établir ce grand catalogage, Cambridge Analytica déclare s’être appuyée sur des travaux scientifiques plus ou moins reconnus.

À la recherche des peurs enfouies

Avant d’observer de plus près ces travaux scientifiques, retenons que Cambridge Analytica ne poursuit qu’une seule chimère, dévoilée à la fois par Christopher Willie, le lanceur d’alerte interviewé par le Guardian, et également par des cadres de chez Cambridge Analytica, filmés à leur insu dans le documentaire choc de Channel 4 : il faut repérer les failles, les peurs, les fragilités des gens.

Pour revenir sur leur vocabulaire, les (ex-)employés évoquent nos démons intérieurs (“inner daemons”), nos vulnérabilités mentales (“mental vulnerabilities”) et nos biais cognitifs (“cognitifs biaises”). Et ça va même un peu plus loin que ça : ces peurs peuvent même être inconscientes et profondément enracinées (“unconscious” et “deep-seated”).

S’il est assez facile d’identifier ces peurs quand on dispose de millions et millions de données Facebook – en examinant, par exemple, ce que les gens ont liké et disliké – encore faut-il trouver la manière adaptée de titiller ces peurs sans se faire remarquer.

Le directeur de Cambridge Analytica, dans le reportage, affirme : “Il ne faut pas que ça ait l’air de propagande sinon le message ne sera jamais accepté.” Comment faire, donc, pour qu’un message de propagande passe comme une lettre à La Poste ? En le taillant sur-mesure.

Le test Ocean

Pour conquérir le cœur de son public, le marketing traditionnel utilise des données issues de la démographie et de la géographie. Les marketeurs font des études sur l’origine, l’âge, le genre, le sexe ou le statut social de groupes de personnes en recoupant l’ensemble avec des zones géographiques identifiables. Cambridge Analytica estime révolutionner le marketing de l’ancien monde en ajoutant un critère étendu à des millions de personnes : la personnalité.

Au passage, introduisons ici un autre terme qui circule de plus en plus : la “psychométrie”. L’étymologie est quasi transparente : il s’agit de la mesure de notre psyché, la mesure de qui nous sommes. La psychométrie est considérée comme une science, fondée sur des procédures rigoureuses et faisant intervenir les statistiques. Elle connaîtra un essor dans la seconde partie du XXe siècle et Cambridge Analytica la brandit comme son arme ultime.

Cette manière de faire, cette infiltration dans notre intimité grâce à la psychométrie, est tout sauf taboue. Dans une conférence hallucinante tenue en 2016 (et réitérée en 2017), Alexander Nix, le boss de Cambridge Analytica, dévoile, non sans mégalomanie, la méthode de fabrication de son grand filet de pêche : le test Ocean.

Le test Ocean, mis au point par des contributions successives de chercheurs et psychologues dans la seconde moitié du XXe siècle, a établi cinq grandes “dimensions” qui permettent de déterminer la personnalité du sujet étudié : l’ouverture (“openness”), la conscience (“conscientiousness”), l’extraversion (“extraversion”), l’agréabilité (“agreeableness”) et le neuroticisme (“neuroticism”). Beaucoup de majuscules qui, mises bout à bout, forment l’acronyme Ocean.

Chaque humain possède une dose de chacune de ces “dimensions” qui sont, au sein de notre esprit, indépendantes les unes des autres. Une fois que l’on connaît la proportion de chacune, on calcule une moyenne qui permet de déterminer la personnalité d’un quidam qui, théoriquement, ne bougera plus quand il aura atteint l’âge adulte. Ce test est devenu si populaire que beaucoup de sites proposent de le faire en ligne (le plus souvent en anglais), de manière gratuite ou payante et, reconnaissons-le, avec un certain manque de sérieux.

Ocean n’est pas le seul test de personnalité existant. “Mais c’est sans doute le modèle le moins contesté au niveau mondial”, nous explique Hugues de Montard, directeur de la société Novaconso, qui ambitionne de devenir un acteur de premier plan sur l’utilisation éthique de nos données et réfléchit donc pas mal à ces questions. D’ailleurs, il ne mâche pas ces mots : utiliser les résultats d’un test psychologique à l’insu des gens est tout simplement abject.

L’art de la persuasion

En fonction de la personnalité de l’individu, on pourra donc lui glisser un contenu adapté sous les yeux. Il pourra s’agir d’une publicité sur un site Web ou sur les réseaux sociaux, d’un e-mail personnalisé ou encore d’une publicité ciblée sur une chaîne câblée locale.

Quel que soit le medium, ce qui compte, c’est de réussir à faire des inceptions à grande échelle. Comment fait-on ? Là encore, la conférence nous éclaire. En dessous du test Ocean, on peut voir que Cambridge Analytica s’appuie également sur des travaux théoriques autour de la persuasion :

Les cinq concepts (encadrés en jaune) reprennent les travaux d’un psychologue américain, Robert Cialdini, qui, en 1984, publie un livre qui deviendra un best-seller, adulé dans le milieu du marketing, vendu à 2 millions d’exemplaires et traduit en 27 langues : Influence, la psychologie de la persuasion.

Dans son ouvrage, l’auteur expose six manières de fabriquer son discours pour faire vriller son interlocuteur : la réciprocité, l’engagement et la cohérence (“commitment and consistency”), la preuve par la masse (“social proof”), l’autorité, la rareté (“scarcity”), l’appréciation et l’amitié (“liking”). Résumé ludique :

Cambridge Analytica, grâce aux données recueillies et au talent de ses armées de créatifs, pourra fabriquer plusieurs supports pour diffuser une seule et même idée. Preuve par l’exemple : toujours dans notre conférence, avec deux messages construits différemment pour une seule et même cause : protéger le second amendement de la Constitution des États-Unis qui autorise, entre autres, les citoyens à porter une arme.

La psychiatrie s’en mêle aussi

Les enquêtes du Guardian et du New York Times ont révélé qu’un chercheur de l’université de Cambridge, Aleksandr Kogan, spécialisé en sciences cognitives et comportementales, était l’une des têtes pensantes de ce système de micro-targeting à grande échelle. Tous ses travaux de recherche sont publiés sur sa page officielle hébergée par l’université.

Après rapide examen, ces publications ne semblent pas avoir de rapport direct avec les activités de Cambridge Analytica. En revanche, l’extrait d’un e-mail, révélé par le New York Times, envoyé par Aleksandr Kogan au lanceur d’alerte Christopher Willie, nous met sur une autre piste.

Outre les mentions à Ocean et les critères démographiques, une référence est faite à un autre travail de recherche, bien moins connu : “The First Sensationnal Interests”, un papier publié en 1999 dans le Journal of Forensic Psychiatry & Psychology et rédigé par six chercheurs en psychologie avec une forte appétence pour les sujets liés aux maladies mentales.

Ces chercheurs ont développé un questionnaire permettant de mesurer le degré de violence et de certains centres d’intérêt “inhabituels” chez les personnes. Comme dans le test Ocean, cinq “dimensions” ont été établies, mais en plus dark : la sympathie pour le militarisme, pour la violence occulte, pour des thématiques intellectuelles, la crédulité pour le paranormal et l’appétence pour les activités saines.

Dans ce test, on posera donc des questions pour savoir si les individus s’intéressent à la médecine, au paganisme, à la pêche, à l’art de la survie, aux arts martiaux, aux armes ou encore au jardinage. Cependant, les résultats du papier de recherche et ses corrélations en tout genre nous importent peu.

En revanche, il nous parle un peu des intentions et de l’état d’esprit de Cambridge Analytica : établir des profils, des personnalités, toujours et encore, à coups de tests, de grilles de lecture, en mettant l’accent sur la peur et les violences. Probablement parce que ces deux critères permettent de faire de la bonne propagande.

Bullshit or not bullshit ?

Tel que nous le dépeint son patron, le ratissage psychique de Cambridge Analytica semble implacable, rationnel et corroboré par la science. Est-ce vraiment le cas ? Nous avons posé la question à Stéphanie de Chalvron, docteure en psychologie et ingénieure de recherche spécialisée en psychométrie et science du comportement.

Notre interlocutrice est formelle sur un point : Cambridge Analytica, malgré ses discours grandiloquents et ses références théoriques, ne fait pas de la science. On ne peut pas prédire avec fiabilité les comportements des utilisateurs sur Facebook en utilisant leurs données, déjà pour la simple et bonne raison que le réseau social induit des “biais cognitifs”.

Dit plus simplement, Facebook induit un gros manque de sincérité dans nos comportements. Nous ne sommes pas tous des menteurs pathologiques, mais nous avons tous envie de nous faire voir sous notre meilleur jour.

La fiabilité des prédictions serait donc beaucoup moins forte que Cambridge Analytica voudrait nous le faire croire. On repose donc à la spécialiste en psychométrie cette question éternelle et taraudante : Cambridge Analytica a-t-elle quand même contribué à faire élire Donald Trump ? Réponse :

“Oui… Je pense que oui… Même si leurs prédictions ne sont absolument pas scientifiques au sens propre du terme, ils opèrent à une échelle si grande que, malgré l’erreur mathématique que génère immanquablement le traitement de telles données, ils peuvent avoir une influence certaine.” 

En revanche, elle reste persuadée que la psychométrie adaptée au big data fera énormément de progrès dans les années à venir. Chic, on a hâte.