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Rencontre avec Dana Wyse, l’artiste qui prescrit le bonheur sur ordonnance

Rencontre avec Dana Wyse, l’artiste qui prescrit le bonheur sur ordonnance

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Par Kirkis

Publié le

À l’occasion des 20 ans de ses pilules magiques, j’ai rencontré Dana Wyse, artiste canadienne, pharmacienne, libraire, collectionneuse, et bien plus encore.

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Have a Perfect Family (2000), Guarantee the Heterosexuality of your Child (1997), Play Guitar Instantly (1997), ou encore Enjoy Anal Sex (2001) et les subversives Suicide Pills (1997), vous avez peut-être déjà croisé ces pilules miraculeuses au cœur d’une exposition, ou dans le recoin d’une boutique de musée ou d’une librairie. Cela fait désormais vingt ans que Dana Wyse a créé Jesus Had A Sister ProductionsTM, l’”entreprise pharmaceutique fictive” en charge de la production et de la diffusion de ses pilules qui font la renommée de l’artiste.

Comme un∙e trafiquant∙e de drogue”, elle les rend accessibles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et en 5 minutes par simple appel téléphonique. Et si vous vous demandez si ces pilules fonctionnent vraiment, si vous pouvez comprendre votre mère (Understand your Mother, 1998), vous rappeler de votre première fellation (Remermber your first Blowjob, 2005) ou cloner la petite copine de votre meilleur∙e ami∙e (Clone your Bestfriend’s Girlfriend, 1998), Dana Wyse est affirmative : “Bien sûr, les pilules fonctionnent.” Et ne comptez pas sur elle pour vous révéler le secret de ses recettes, j’ai essayé… en vain.

Installation de pilules Jesus Had A Sister Production. (@Stella. Otherwise/Dana Wyse)

À chaque problème son remède

C’est en France que Jesus Had A Sister ProductionsTM est né, dans une société particulièrement consommatrice de médicaments :

“J’ai commencé le projet dans les années 1990 lors de ma première visite en France. J’avais vécu dans un petit village irlandais où il y avait trois pubs dans chaque rue. À Paris, j’ai été surprise de trouver trois pharmacies dans chaque rue. Pendant que j’explorais la ville, j’ai trouvé de petits paquets de médicaments non ouverts sur le trottoir. Alors je les ramassais et je me demandais ce qu’ils pouvaient être. Imagine si ces pilules étaient magiques ?! Si je les avalais toutes en même temps, me feraient-elles parler français ou jouer Barracuda à la guitare électrique ?”

Reflet d’une humanité en quête de perfection (comprendre les autres, parler plusieurs langues, changer la couleur de ses yeux, etc.), les pilules de Dana Wyse font davantage écho aux mensonges de la publicité qu’à une critique de l’industrie pharmaceutique. D’ailleurs, elle le confesse elle-même : “Je suis complètement pour la biochimie médicale si son but est de traiter de vrais problèmes médicaux.”

Pourtant, elle ne comprend pas la nécessité d’inventer des problèmes de santé pour vendre plus de produits, un phénomène auquel elle a souvent été confrontée à la télévision américaine.

“Je regarde la publicité et me demande ce qui se passe vraiment ici”

Les pilules de Dana Wyse, c’est aussi des emballages kitsch et vintage. Elle détourne les images des publicités américaines des années 1960, pleines de stéréotypes de genre, de race et/ou de classe. Elle leur accole un nouveau slogan pour en changer le sens, et ainsi révéler leur absurdité.

Elle revient par exemple sur le visuel de la pilule Instantly Understand the Meaning of Life (2001) :

“L’image source de la pilule est une publicité pour les tampons Tampax®. Donc, je regarde la publicité et me demande ce qui se passe vraiment ici. Si elle saigne si fort, pourquoi est-elle assise dans l’eau dans une robe blanche en tulle, écoutant philosophiquement une coquille de palourde ?”

Auparavant, Dana Wyse avait aussi détourné le visuel commercial des jouets pour enfant : une figurine de soldat amputé (Soldier’s Playkit, 1999), un ensemble de figurines de cowboys et d’Indiens dont elle souligne le caractère meurtrier en l’appelant North American Genocide Playkit (2001), ou encore deux ensembles de jouets contenant un matériel de couture (Grow up to be Gay Playkit For Boys, 2000) et une hache en plastique (Grow up to be Gay Playkit For Girls, 2000), destinés respectivement à accompagner les enfants à devenir gay ou lesbienne.

Comment réussir sa vie

Ses pilules sont un prolongement de la vaine quête de perfection de l’humain, elles “reflète[nt] la maladresse absolue inhérente à l’être vivant”. Une thématique qu’elle prolonge dans un autre de ses projets : la collection de livres.

Ne laissant voir que le titre inscrit sur leur tranche, la collection de livres How-To dresse une liste des désirs incongrus que nous pouvons avoir, à se demander qui peut bien lire ce genre de livres qui apprennent comment devenir riche, comment pêcher le saumon, comment avoir un bébé intelligent, voire, comment devenir vierge.

“Alors que les pilules recherchent une perfection utopique, la collection de livres How-To prouve que cette quête est infiniment impossible. L’idée de l’installation de livres est venue quand j’ai trouvé un livre intitulé How to Discipline your Child with Love (“Comment discipliner votre enfant avec amour”) dans un dépôt-vente. La couverture était déchirée et couverte de gribouillis au crayon. Ensuite, j’ai trouvé un livre intitulé How to Train your Dog in six Weeks (“Comment dresser votre chien en six semaines”), il était mâchouillé et portait des égratignures. Je savais alors que j’avais trouvé un nouveau schéma à suivre jusqu’à sa fin.”

“Chaque jour nous traversons un champ de créativité absolue, et nous ne le remarquons même pas !”

Il faut dire que le travail de Dana Wyse, c’est avant tout celui d’une collectionneuse : collection de pilules, collection de livres, et collection d’objets en tout genre, “mais surtout les anomalies, les choses que l’homme a inventées”, comme des jumelles factices qui permettent d’introduire de l’alcool dans des concerts ou des dents de vampires qui brillent dans le noir.

Dans ses Joy Box, elle organise des objets insolites (comme un cheveu de mammouth) qui sont autant des souvenirs de ses nombreux voyages, qu’une métaphore de moments de sa vie.

Dana Wyse aborde ses collections comme le travail d’un commissaire d’exposition, car pour elle “chaque ville est littéralement un musée de la pensée” :

“Arrête-toi une seconde et jette un coup d’œil autour de toi. Peut-être que tu lis ceci au travail, ou dans un bus, ou à la maison dans ton salon. Regarde les meubles autour de toi. Regarde les murs. Zoome et regarde la couleur de la peinture sur les murs. Regarde la fenêtre. Quel concept cool ! Une barrière transparente qui empêche le froid et dérange les intrus, mais qui te permet de voir quand la pizza arrive ! Du concept de vêtements aux gobelets en papier, en passant par les trottoirs et les réverbères qui s’illuminent la nuit, chaque jour nous traversons un champ de créativité absolue. Et nous ne le remarquons même pas !”

Drôle, mais pas que

Sur fond d’ironie, le travail de Dana Wyse n’en est pas moins une réflexion profonde sur nous-même, sur notre société, sur notre humanité. Ses créations sont le reflet de nos désirs et de nos craintes qui ne font que grandir, paradoxalement, au fur et à mesure que nos technologies se développent. Malgré toutes les avancées que nous avons pu connaître en quelques dizaines d’années seulement, les collections de Dana Wyse — artiste engagée politiquement même si elle ne veut pas être réduite à ça — soulignent au final quelle difficulté nous avons à nous comprendre les un·e·s les autres.

“Nous sommes en 2017 et nous discutons toujours de qui peut se marier, ce que les musulmans peuvent ou ne peuvent pas porter en public, pourquoi les femmes devraient être payées équitablement. Si la moralité humaine évoluait aussi vite que votre iPhone, nous serions heureux de discuter des couchers de soleil et des papillons devant une tasse de thé de marijuana.”

Et pour celles et ceux qui ne trouveraient pas leur bonheur dans la pharmacie de Dana Wyse, de nouvelles pilules sont en préparation et seront disponibles sur ordonnance médicale en 2018.