Comment Facebook et Instagram ont fait de nous les touristes de nos vies

Comment Facebook et Instagram ont fait de nous les touristes de nos vies

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James Franco, maître incontesté du selfie

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Par Louis Lepron

Publié le

En l’espace de quelques années, notre smartphone est devenu le prolongement de notre bras, mais pas seulement. Il incarne aujourd’hui le miroir d’une vie que nous mettons en scène sur les réseaux sociaux, une plongée touristique dans notre quotidien dont nous sommes à la fois les acteurs et les narrateurs.

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Impossible d’aller à l’encontre du mouvement. Avec notre smartphone en poche toute la journée, et même un chargeur de batterie dans notre sac au cas où l’appareil décide de nous planter, notre conscience est désormais liée, de manière automatisée, aux réseaux sociaux sur lesquels on évolue au quotidien. Facebook pour la grande majorité, Twitter pour quelques liens et recherches d’actualité, mais surtout Instagram, pour les images, et Snapchat pour des instants audiovisuels diffusés de façon sélective.

Ces toiles d’araignée virtuelles sont devenues autant de fenêtres pour documenter nos vies. Un soleil qui disparaît calmement alors que vous sortez du métro ? Vous dégainez votre smartphone, plus rapidement que Lucky Luke, disposez votre doigt sur un objet en particulier qui vous plaît, puis appuyez. Encore et encore, jusqu’à ce que l’image ultime, celle qui aura l’honneur de figurer sur votre compte personnel, soit capturée. Et ne prétendez pas que ce partage est d’abord destiné à informer vos amis de votre actualité, il est avant tout optimisé pour flatter votre plus profond narcissisme.

C’est l’idée que défend le journaliste et critique américain Jacob Silverman. Selon lui, l’émergence des réseaux sociaux a conduit à un bouleversement conséquent de la manière dont l’on envisage notre présence physique sur des plateformes virtuelles profondément imbriquées à la sphère publique – donc accessible à n’importe quelle personne possédant une connexion 4G.

Dans un édito publié dans The Guardian et repris par Courrier international, Jacob Silverman explique ainsi :

“Dans un paysage numérique construit sur la visibilité, le plus important, ce n’est pas tant le contenu de ce que vous postez que l’existence même de vos publications […]. L’explication, c’est que tout le monde le fait. Un milliard d’individus sont sur Facebook, des centaines de millions sont répartis sur les autres réseaux ; qui voudrait rester à l’écart de tout ça ? […] Par ailleurs, une fois que vous en êtes et que les mises à jour défilent, le petit pic d’endorphine que produit un ‘like’ ou un partage fait office de petite récompense pour tout cet investissement.”

Si Jean-Paul Sartre disait que “l’enfer, c’est les autres”, en 2016, dans la lignée de la pensée de Jacob Silverman, l’enfer réside dans l’absence de réactions virtuelles de l’autre. En gros, l’enfer, c’est de ne pas avoir de notifications, d’engagement de la part des personnes (amis, proches, inconnus) qui vous suivent sur les réseaux sociaux.

Et le journaliste de poursuivre :

“Le problème de ces notifications, c’est que, comme les publications, c’est sans fin. Nous sommes constamment en quête d’une bonne nouvelle, même quand nous sommes complètement pris par une autre activité. De la même manière que les bruits de la ville viennent perturber le silence, les notifications chassent la contemplation.”

Ainsi, nous ne serions plus des personnalités en phase avec une activité physique, réelle, concrète, permanente. Toutes les secondes, on peut être interrompu. Rien d’étonnant depuis la démocratisation des téléphones portables, capables de nous couper d’une activité à n’importe quel moment de la journée, pratique devenue encore plus naturelle avec l’apparition des nombreuses applications et réseaux sociaux dans les smartphones.

Du pur narcissisme

Et la pratique, désormais, ne tend plus tellement à activer l’objectif de notre smartphone pour immortaliser des moments. Nope. L’idée, selon le journaliste du Guardian, est purement narcissique : il s’agit de faire valider notre propre existence par le regard de nos followers :

“Les photos servent moins à se souvenir d’un moment qu’à montrer la réalité de cet instant aux autres. […] ‘Regardez comme nous nous amusons ! Ça a l’air bien, non ? S’il vous plaît, validez mon activité, et je validerai la vôtre’ […]. Le fait de prendre des photos fait désormais partie intégrante de nos soirées. Cela vous donne aussi quelque chose à faire, ce qui signifie que vous ne serez plus jamais simplement là, inactif. ‘Vivre l’instant présent’ implique désormais de le capturer et de le posséder.”

Et d’ajouter :

“Je pourrais me justifier en disant que j’ai envie de partager des informations avec les autres, mais ce serait mentir, confesse le journaliste. La vérité est plus déprimante et se trouve plutôt du côté de l’ego : il s’agit avant tout de narcissisme. Le but est d’avoir l’air cool, intelligent et bien informé.”

Pour James Franco, qui avait publié dans le New York Times, en décembre 2013, une tribune sur le selfie intitulée “The Meanings of the Selfie, le but est avant tout d’attirer l’attention, à travers le prisme d’une photo de soi-même et dans le cadre d’une quête de reconnaissance qui ne s’arrêterait jamais :

“Les selfies sont des outils de communication plus que des marques de vanité (mais oui, ils peuvent être un peu vains) […]. Une jolie collection de selfies semble attirer l’attention. Et l’attention semble être le maître-mot quand il s’agit d’être présent sur les réseaux sociaux.”

Jacob Silverman a une expression pour décrire ce changement de comportement, cette façon qu’une génération entière a d’être soudée à son smartphone et de s’en servir comme d’un miroir instantané de la vie :

 “[Cela] fait de nous des touristes de nos propres vies.”

La mise en scène permanente

Ce besoin qui nous incite à partager des moments vécus va de pair avec la diffusion d’instants positifs. Logique. À qui viendrait l’idée de soumettre aux regards une défaite, une rupture, un moment émotionnellement négatif ? Personne. Une question se pose alors : peut-on devenir malheureux en ne dévoilant qu’une partie de notre vie mise en scène (toujours) sous le soleil avec le sourire et seulement à travers des évènements heureux et consensuels ?

Interviewé par Cheek Magazine dans un article intitulé “Pourquoi Facebook et Instagram font-ils de nous des losers ?”, le psychologue Sébastien Dupont souligne que la pratique des réseaux sociaux peut avoir l’effet d'”une impression de grossissement de l’effet de solitude face à la mise en scène de la sociabilité des autres”.

En d’autres termes, le fait de ne partager que des moments positifs, même s’ils sont très “aimés” et commentés par la communauté qui nous suit, peut entraîner un retour de baton. Aussi, la vision d’une vie parfaite de votre ami(e) parfait qui mange de succulents repas, voyage constamment et a toujours le sourire n’arrange rien :

“C’est comme le sentiment de pauvreté, on se sent davantage pauvre au milieu de gens riches et ça fonctionne de la même façon sur la richesse émotionnelle […]. Face à des gens qui ont plein d’amis, plein d’activités, on dévalorise son propre capital social alors même qu’il était satisfaisant.”

Mais Sébastien Dupont souligne, dans la seconde partie de l’article, la capacité des utilisateurs des réseaux sociaux à instaurer un recul salvateur entre leur vie et la mise en scène qu’ils façonnent sur Facebook ou Instagram :

“Une grande partie de cette génération voit tout ça avec beaucoup de distance, ils montrent leur bonheur, ils se prêtent au jeu mais avec une espèce de conscience suraigüe que ce n’est pas là que ça se joue.”