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Désolé Christian Estrosi : menacer les internautes qui relayent des photos ne sert à rien

Désolé Christian Estrosi : menacer les internautes qui relayent des photos ne sert à rien

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Par Thibault Prévost

Publié le

Après que les photos de la verbalisation d’une femme en hijab ont défrayé le Web, Christian Estrosi a annoncé avoir porté plainte contre des internautes… dans leur bon droit.

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Depuis hier, la France a dévoilé au monde entier l’un de ses rictus les plus dégueulasses, qu’elle gardait jusque-là soigneusement dissimulé derrière le paravent de la République : le 23 août, le Daily Mail publiait une série de clichés, attribués à un photographe de l’agence Vantage News, de la verbalisation d’une femme en leg-in tunique et turban par des policiers municipaux, qui ne lui laissent d’autre alternative que de se déshabiller ou de quitter la plage de Nice. On a beau chercher, pas de trace de “burkini”. Mais la marque, bien nette, d’un ajout de dernière minute à la définition du principe de laïcité, qui a rapidement suscité la colère de la presse internationale et des internautes. Tandis que le hashtag #WTFFrance devenait le réceptacle de l’effarement général, ces trois instantanés passaient et repassaient , toute la journée, devant nos écrans, jusqu’à provoquer en nous une douloureuse et nécessaire persistance rétinienne. Une lame de fond qui n’a visiblement pas plu au président de la région PACA, Christian Estrosi (LR).

L’ex-maire de Nice, reconverti adjoint à la sécurité de sa ville, s’est empressé de voir dans ces images “une manipulation qui dénigre la police municipale et met en danger ses agents” et de condamner des “provocations inacceptables dans le contexte si particulier que connaît [Nice]”. Avant de porter l’estocade et d’annoncer, dans le communiqué daté du 24 août, que “des plaintes ont été déposées pour poursuivre ceux qui diffusent les photographies de nos policiers municipaux ainsi que ceux qui profèrent à leur encontre des menaces sur les réseaux sociaux”. Enfin, Christian Estrosi assure avoir déposé un article 40 auprès du procureur de la République, soit une plainte formulée par une autorité dans l’exercice de ses fonctions. Sur quelle base ? Mystère.

Menacer la police sur Facebook : ce que dit la loi

Dans son communiqué, Christian Estrosi se garde bien d’invoquer le motif sur lequel il fonde son dépôt de plainte. Car les menaces exprimées sur une page publique tombent en effet sous le coup de l’injure, délit puni depuis 1881 d’une seule peine d’amende  – de 12 000 euros, quand même. Si l’injure est privée, l’amende est de 38 euros. Problème : en droit pénal, l’article 433-5 prévoit jusqu’à 7 500 euros d’amende et 6 mois d’emprisonnement pour outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique, le fameux “outrage à agent” souvent utilisé par les policiers, pour “les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics”.  

Là réside tout le débat lié à l’expression en ligne : à quel moment des propos touchent-ils suffisamment de personnes pour être considérés “publics” ? Dans le cas spécifique de propos à l’encontre d’un policier, le tribunal va-t-il retenir le caractère injurieux ou outrageant de vos paroles ? Vous l’aurez compris, si vous insultez un particulier sur Internet, vous avez intérêt à rester discret, tandis que si vous proférez des insultes à l’encontre de la maison Poulaga, vous risquez peut-être moins gros en maximisant votre lectorat et en invoquant pour vous défendre la liberté d’expression. Oui, c’est paradoxal mais, dans le doute, abstenez-vous : le 20 juin dernier, un homme d’une trentaine d’années a comparu devant le tribunal de Metz pour avoir menacé un policier sur les réseaux sociaux. Il risque deux ans d’emprisonnement…

Droit à l’image ? Quel droit à l’image ?

Si la loi est plutôt du côté de Christian Estrosi concernant les menaces faites aux policiers – la liberté d’expression a ses limites, tout de même –, on a déjà plus de mal à imaginer quelle stratégie il pourrait utiliser pour assigner devant les tribunaux les diffuseurs des désormais célèbres images de l’interpellation. Comme ça, à la volée, on parierait sur une violation du droit à l’image… sauf que celui-ci ne s’applique pas aux forces de l’ordre : en fait, comme l’expliquait Slate en 2009, dans un contexte de tensions entre police et manifestants – tiens, tiens –, il n’existe pas de loi à proprement parler définissant le rapport à l’image des policiers.

Dans la loi française, le droit à l’image est une extension du droit à la protection de la vie privée. Un policier dans l’exercice de ses fonctions, en faction dans l’espace public, ne relève pas de la sphère privée, et peut donc être photographié et filmé en tout légalité, dans le respect de la dignité du fonctionnaire – le visage devra être flouté si le policier n’est pas photographié dans le cadre d’un événement. Souvent invoqué par les journalistes, le droit à l’information prime sur le droit à l’image, et permet de publier des photos telles quelles dès lors que leur diffusion présente un intérêt d’ordre général. Une hiérarchie des droits confirmée par le ministère de l’Intérieur lui-même lors d’une circulaire de 2008, qui stipulait sans détour que “les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image”, hormis ceux de l’antiterrorisme, du contre-espionnage et du Raid.

Dans ces conditions juridiques, les déclarations péremptoires de Christian Estrosi à l’encontre des internautes semblent bien dérisoires : on voit mal quel tribunal saisi de l’affaire oserait contester l’impact des clichés sur l’opinion publique, et par conséquent l’intérêt général que représente leur diffusion, que ce soit par une entreprise de presse ou un particulier. De plus, sachant que les photos ont été prises par un photojournaliste de métier, le député sera bien en peine de prouver l’existence d’ une quelconque “manipulation” diffamatoire envers ses services. Continuez donc à diffuser ces photos autour de vous si ça vous chante : la liberté d’informer est derrière vous. Allez, on les remet là, pour le déplaisir des yeux. Come at us, bro. Fixez-les, imprégnez-vous-en, laissez l’absurdité de la situation inonder votre encéphale. Un autre jour en France.