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Colère, tristesse et stupeur à Beaumont-sur-Oise après le décès d’Adama Traoré

Colère, tristesse et stupeur à Beaumont-sur-Oise après le décès d’Adama Traoré

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Par Théo Chapuis

Publié le

Adama Traoré, 24 ans, est décédé en présence des gendarmes à la suite d’une interpellation. Konbini s’est rendu dans son quartier.

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Au paisible quartier de Boyenval, à Beaumont-sur-Oise (95), il y a une grande aire de jeux avec cages et paniers de basketball en parfait état. Autour, des arbres et du gazon fraîchement coupé – et l’horizon se découpe sur un mur repeint de chouettes graffitis colorés. La météo estivale invite à taper dans le ballon entre potes, or aujourd’hui, personne n’a le cœur à jouer au foot ou au basket. Une vingtaine de jeunes mecs sont groupés, l’air taciturne, à l’ombre des feuillus, au loin. Ça maugrée, ça se regarde en coin. Leur pote Adama est mort mardi. C’était le jour de son anniversaire.

Au lendemain d’une nuit agitée qui a vu une quinzaine de véhicules des communes de Persan, Beaumont-sur-Oise et Bruyères-sur-Oise partir en fumée, l’atmosphère est électrique : “Non, on connaît pas Adama”, répondent-ils sèchement. Minés par le décès de leur copain lorsqu’il était sous la responsabilité des gendarmes, certains font comprendre que les journalistes ne sont pas les bienvenus : “vous ne venez que pour dire que les jeunes mettent le feu”, s’emportent-ils.

À quelques pas, deux hommes entretiennent une conversation animée : il s’agit des deux frères du défunt. Youssouf, le plus âgé, pétrit sans s’en rendre compte une bouteille d’eau complètement écrasée dans la paume de sa main. Comme une sorte d’antistress. Mais vu leur état de tension plus de 24 heures après le drame, ça ne semble pas très efficace.

“On est certains que notre frère s’est fait assassiner par les gendarmes”

Catégoriques, les deux hommes ne croient pas en la première version du procureur de Pontoise, annoncée hier, qui évoquait un arrêt cardiaque : “On est sûrs et certains que notre jeune frère s’est fait assassiner par les gendarmes”, expliquent-ils, avant de décrire un jeune homme “en pleine santé sans aucun antécédent cardiaque, sportif”. Mais aussi “un mec en or”, qui “avait bon cœur” et “était droit et franc”.

Des louanges corroborées par des habitants du quartier comme de toute la ville, des rues du centre jusqu’à un bar-tabac baigné de la musique de Nickelback et fréquenté par des quinquagénaires un peu gris. Adama semblait incontestablement loin du profil de “voyou” ou de “racaille” à laquelle la fachosphère le renvoyait la veille. “Faut pas mettre tout le monde dans le même sac”, gronde un voisin agacé.

Des deux frères c’est Baguy, plus jeune, qui a le plus de mal à contenir sa colère : “Pourquoi ils ont coursé mon frère si c’est moi qu’ils recherchaient ?”, proteste le jeune homme à notre adresse. Son frère acquiesce. “Normalement, les forces de l’ordre ne sont pas là pour nous tuer, mais pour nous protéger”. Youssouf ajoute : “Aux yeux des institutions, les jeunes des cités ne sont pas des citoyens français comme les autres.”

“Impunité”

“Tant que les responsables de sa mort ne seront pas poursuivis, les jeunes ne vont pas se calmer”, avertit encore le grand-frère d’Adama, qui regrette “l’impunité” dont jouissent d’après lui les forces de l’ordre. “Aujourd’hui mon frère est mort pour rien, demain ça peut être chacun d’eux à cause d’un simple contrôle.”

Dans le lotissement, on ne croise pas que des jeunes en colère. Il y aussi des adultes dépités. Pour ceux qui l’ont vu grandir, c’est la stupeur : à l’unanimité, ils font état d’un jeune garçon “bien”, “calme”. “Très gentil, très serviable”. Une voisine handicapée raconte qu’il l’aidait à monter ses courses.

Vêtue d’un boubou bariolé, Gansiri, 45 ans, raconte sa tristesse : “On n’a pas dormi du tout après l’avoir appris”, confie celle qui habite l’immeuble attenant à celui de la famille Traoré. “Mes enfants ont grandi avec lui”. Elle décrit un quartier calme, dans lequel les jeunes traînent au pied des immeubles sans créer aucun désordre. A peine évoque-t-elle des barbecues organisés au fond de la cour, mais jamais de bagarres. Son mari Dramé, 42 ans, qui la suit avec un grand sac de courses, ne peut qu’acquiescer, avant de livrer son propre commentaire : “On ne comprend pas.”

“On n’est pas habitués, ici c’est calme d’habitude”

Un peu plus loin, Marie-Ange n’a pas dormi non plus. Cette voisine de 62 ans blâme surtout les projecteurs des hélicoptères de police, qui ont balayé jusque dans sa chambre, située dans le même immeuble que celui de la famille Traoré. Elle raconte une altercation violente entre des jeunes du quartier et la police, armée de fusils, la nuit dernière – à laquelle elle a assisté comme aux premières loges depuis sa fenêtre du premier étage. “On n’est pas habitués, ici c’est calme d’habitude. C’est impressionnant”, soupire-t-elle, visiblement fatiguée. Elle a même préféré empêcher ses petits-enfants de venir lui rendre visite la veille.

Malgré la douleur de la mort d’un jeune garçon du quartier, d’autres voisins déplorent les incendies de véhicules et les réactions violentes. “Il faut respecter le deuil et rester droit, ne pas s’abandonner à la violence”, déclare Fernand, l’air professoral derrière ses lunettes. En nous parlant, ses yeux se détournent souvent vers l’attroupement de jeunes qui ont tenu des propos vindicatifs envers la police, non loin d’ici.

“Il faut attendre un jugement, et il y a des recours pour le contester s’il le faut. Mais il faut être raisonnable”, tance le Beaumontois, qui se dit “le cœur serré” de la mort “du petit”“J’ai confiance en la justice”, conclut-il. Et en la police ? “J’ai confiance en la justice”, se contente-t-il de répéter.

Le spectre de Zyed et Bouna

Coïncidence tragique, Adama porte le même nom de famille que Bouna Traoré, électrocuté dans l’enceinte d’un poste électrique avec son copain Zyed Benna en novembre 2005 – une tragédie qui a mis le feu à de nombreuses banlieues françaises pendant une dizaine de jours.

Forcément, les habitants de Boyenval dressent le parallèle : “On craint que ça tourne comme ça”, murmure une sexagénaire, sur un air de confidence – assez bas pour ne pas provoquer le mauvais sort.

Du lotissement de Boyenval jusqu’au centre-ville de Beaumont-sur-Oise, quelques épaves calcinées jonchent la route. C’est sûr, la torpeur de l’été est quelque peu bousculée par les événements et les passants regardent hébétés les journalistes des chaînes d’info en continu comme les voitures encore fumantes. Ici, on n’a pas l’habitude d’attirer l’attention des médias. Or on ne peut s’empêcher de voir en chaque carcasse rôtie un stigmate supplémentaire d’une crise des banlieues qui n’en finit pas.