Tumblr se meurt : est-ce qu’on en pleure ?

Tumblr se meurt : est-ce qu’on en pleure ?

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josephdepalma via Flickr – Assemblage : Konbini)

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Par Pierre Schneidermann

Publié le

Les collègues interrogés ne pleurent pas, non, mais livrent quelques souvenirs et analyses.

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La fin du porno, la fin de Tumblr

Le 3 décembre, la grande plateforme de microblogging Tumblr a fait une annonce importante : “Les contenus à destination des adultes, incluant du contenu sexuel explicite et de la nudité (à quelques exceptions près)” y perdront leur droit de cité. La mise au ban entrera en vigueur le 17 décembre.

Jeff D’Onofrio, patron de la plateforme et auteur du billet, reste flou sur les raisons de ce changement de cap. Tout au plus, dans les grandes lignes, apprendra-t-on que ses équipes veulent “créer un endroit où les gens se sentent plus à l’aise pour s’exprimer eux-mêmes”. La nécessité de bâtir un “safe place”, un endroit sûr.

Sans lier la cause à l’effet, le billet condamne aussi fermement les contenus de nature pédopornographique que l’on peut croiser sur certains comptes. Allusion qui évoque, entre les lignes, les déboires que rencontre Tumblr avec l’App Store depuis le 16 novembre dernier : l’appli en a purement et simplement été bannie en raison de la présence de contenu impliquant de la pornographie avec des mineurs.

Est-ce la raison pour laquelle la plateforme tourne entièrement le dos au porno ? Il est permis de dégainer une hypothèse : il sera infiniment plus facile pour les algorithmes porno-modérateurs de détecter toute forme de nudité, personnes majeures et mineures confondues. Les IA actuelles ne sont pas encore assez fines pour faire efficacement le tri.

D’autant plus que, même sans faire ce genre de distinction, on part de très loin : selon WIRED, ces algos ne sont pas du tout au point et signalent des contenus qui n’ont absolument rien à voir avec du porno.

La décision de Tumblr a provoqué une vague de tristesse sur les internets. La plateforme était perçue comme un dernier bastion de l’expression érotico-pornographique personnelle, “alternative”, échappant aux muselières puritaines et intransigeantes que peuvent imposer Facebook ou Instagram – pour citer ses concurrents les plus mainstream.

Selon Techcrunch, en 2017, le porno générait 20 % des clics sur la version desktop de Tumblr. Autant de visiteurs qui déserteront les lieux et se rabattront, faute de mieux et d’alternative viable, sur des classiques communautaires comme Reddit ou Twitter.

Même si l’on ne possède pas les chiffres exacts de la proportion du porno sur la version mobile et via les applis, on se doute que ce #PornBan fera largement chuter les audiences et que cette estocade, qui plus est infligée à soi-même, pourrait acter la dégringolade définitive de Tumblr. À moins d’une métamorphose magique et inattendue.

La disparition du porno est une chose, celle de Tumblr, sur le plus long terme en est une autre. L’occasion de dresser un court bilan et de se demander si, oui ou non, les petits mouchoirs sont de rigueur.

Pas de pleurs mais des souvenirs

L’auteur de ces lignes aurait bien aimé apporter son modeste point de vue, mais il se trouve dans l’incapacité de le faire. Né en 86, je suis un chouia trop vieux pour avoir pris le tournant Tumblr. Après un itinéraire Myspace-Skyblog-Blogspot-Wordpress, j’ai atterri sans transition sur les réseaux sociaux sans passer par la case microblogging.

Je n’ai pas l’impression d’être le seul. Autour de moi, personne parmi les connecté.e.s ne s’est spontanément ému des déboires endurés par Tumblr. De ce que m’en dit Internet, colère et tristesse ne semblent toucher que deux niches bien précises : les amateurs de porno-Tumblr et l’ensemble de la presse tech américaine, très attachée (probablement plus que nous) à la plateforme.

Si je les force à parler, les cœurs exprimeront-ils quand même un brin de tristesse ? Pour le savoir, je suis allé à la pêche aux anciens utilisateurs que j’avais sous la main : quelques collègues.

Selon Donnia, née en 1992, c’est en 2013, au moment où Yahoo a racheté la plateforme, qu’il fallait pleurer. Elle assure avoir vu changer Tumblr à ce moment-là, marquée par l’arrivée de la pub et déçue par des recherches de moins en moins efficaces. L’acte de mise à mort n’était donc qu’une question de temps.

Et elle avait raison. S’il fallait bel et bien pleurer à ce moment-là, c’est parce que Tumblr détenait jusqu’alors une place bien particulière : “C’était du microblogging très simple d’utilisation avec une communauté que tu ne trouvais nulle part ailleurs. J’aimais bien le côté anti-Instagram avant l’heure, avec des dépressifs qui ne cherchaient pas à afficher leur bonheur pour recueillir des likes et abonnés.”

L’interrogée se souvient de l’esthétique Tumblr (exemple : “Des photos de webcams pixellisées dans une qualité bien dégueu”), de son esprit “mi-tristoune, mi-rock’n’roll”, de l’expression “C’est so Tumblr”. Pour que je comprenne mieux, ma voisine de bureau m’invite à écouter le morceau culte “Tumblr Girls”.

Arnaud, né 1989, ne pleure pas, lui non plus. Il a fréquenté Tumblr dans une vie antérieure, entre la fin des années 2000 et le début des années 2010. C’est là, selon lui, que s’est jouée la diffusion des mèmes français, qu’il affectionnait tant. S’il ne fallait en citer qu’un seul : Sarkozy au Trocadéro. “Tumblr, à cette époque, a permis de nous mettre dans la culture Internet”, analyse-t-il.

Mème Sarko Trocadéro

Mon collègue oriente brièvement la conversation vers des considérations politico-sociétales : “Je pense aussi que Tumblr était un peu le penchant progressiste-libéral de 4chan, où tu trouves beaucoup de fachos libertaires”. De fait, Tumblr s’est effectivement fait le porte-voix des causes militantes à de multiples reprises. Le porno alternatif, fraîchement banni, rentrait dans cette large catégorie.

On fait d’autant mieux le deuil d’un être ou d’une chose quand on sait dire et reconnaître son rôle dans l’Histoire, fut-il passager. Chez mes interlocuteurs, l’héritage de Tumblr est clair et irréfragable.

Écoutons Arnaud, à nouveau : “Tumblr fut le chaînon entre les gros posts de blogs et les micro-publications que l’on voit sur Twitter, Facebook et Instagram […]. Et les posts Tumblr ont fini par se faire voler la vedette par les threads Twitter, qui ont acquis ces dernières années une place très particulière dans le débat public.” Une grille de lecture teintée d’un darwinisme numérique qui rend l’agonie d’autant plus acceptable.

En chemin, je rencontre Geoffroy, né en 1985 qui, ô surprise, me dit qu’il utilise encore Tumblr, surtout pour “reblogguer” les contenus qu’il juge intéressant. Il déplore la fin du porno et regrette l’ancien temps, mélange d’âge d’or et de Far-West. Il confie, très simplement : “Tumblr, c’était ton petit monde à toi, le petit monde des gens.” Mais Geoffroy est de ceux qui croient à la réincarnation.