Dossier : quand l’art passe à table

Dossier : quand l’art passe à table

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Par Pauline Weber

Publié le

Si la haute gastronomie est en passe de rejoindre le domaine des beaux-arts et que le statut de chef tend aujourd’hui à se confondre avec celui d’artiste, c’est que l’art et l’alimentation n’ont eu de cesse de se nourrir mutuellement en reflétant notre existence, nos désirs, nos pulsions et nos paradoxes.

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Avez-vous vu préparer la raclette, ce mets suisse ? Un hémisphère de gros fromage est là, tenu verticalement au-dessus du gril. Ça mousse, ça bombe, ça grésille pâteusement. Le couteau racle doucement cette boursouflure liquide, ce supplément baveux de la forme. Ça tombe, telle une blouse blanche, ça se fige, ça jaunit dans l’assiette. Avec le couteau, on aplanit la section amputée et l’on recommence. C’est là strictement, une opération de peinture. Car dans la peinture, comme dans la cuisine, il faut laisser quelque chose quelque part : c’est dans cette chute que la matière se transforme (se déforme) : que la goutte s’étale et l’aliment s’attendrit : il y a production d’une matière nouvelle (le mouvement crée la matière).”

En 1982, Roland Barthes explique dans L’Obvie et l’Obtus l’analogie qui existe entre l’art et la cuisine à travers la transformation de matières, en formes visuelles d’un côté et en formes gustatives de l’autre. Si cette affirmation peut relever à certains égards du concept, l’alimentation est sans aucun doute un patrimoine qui inspire la création.

Présentée en 2013 à l’École des beaux-arts de Paris, l’exposition “Cookbook” plaça à ce titre le processus culinaire dans le paysage artistique en imaginant sous le commissariat de Nicolas Bourriaud un dialogue inédit entre une vingtaine de grands chefs, dont Alain Passard ou Pierre Gagnaire, et une dizaine d’artistes contemporains, à l’instar d’Elad Lassry et ses natures mortes ou de Sophie Calle et ses menus monochromes.

Source d’inspiration inépuisable

Dès la fin du XVIe siècle, le peintre maniériste italien Arcimboldo use à grand renfort de fruits, de légumes et de végétaux pour créer de surprenants portraits sous le thème des quatre saisons et des métiers.

De son côté, Vermeer explore la tradition des cuisinières hollandaises, vedettes absolues au XVIIe, et fait de son tableau La Laitière un chef-d’œuvre qui sera tout bonnement repris en 1974 par les publicitaires de Chambourcy pour vanter les mérites d’un yaourt au lait entier de qualité supérieure. Un succès commercial que l’on doit à l’érotisme sans fin de cette icône nourricière, qui verse délicatement un liquide blanchâtre dans son pot de terre…

Maître incontesté de la nature morte, Chardin utilise cette technique picturale en vogue en Flandre et en Hollande deux siècles auparavant, pour parachever sa maturité artistique. Raisins, grenades, brioche, raie, pâté, olives façonnent ses compositions qui jouent sur les couleurs, les formes et la lumière.

Diderot ne manquera pas d’en faire l’éloge au Salon de 1763 : C’est que ces olives sont vraiment séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent, c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau. C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.”

Un coup de génie que les impressionnistes à l’image de Manet ou de Cézanne perpétueront à coups d’huîtres juteuses, de pommes et d’oranges qui s’amoncellent généreusement sur la nappe en signe d’opulence et d’abondance. Ce qu’il faut bien avoir en tête, c’est que peindre une orange par exemple ne relevait pas de l’évidence à l’époque, dans le sens où elles ne croulaient pas sur les étals des marchés. Elles sont au contraire de l’ordre de l’exotisme et participent à une certaine fascination non dénuée de plaisir.

À l’inverse, quand Andy Warhol s’empare, au début des années 1960, des soupes Campbell pour en faire l’un des thèmes de prédilection de son œuvre, il ancre définitivement le pop art dans ses principes de base, à savoir être le reflet ultime d’une société de consommation envahie d’industrialisation à outrance, de publicités, de fast-food et de drive-in.

Lichtenstein en démontrera également les préceptes avec son hot-dog ou son sandwich à la moutarde version comics faits d’aplats colorés, de contours épais et de trame de points, qu’il relègue au statut d’anti-objet pris aux mains de l’imagerie publicitaire.

Connu pour transformer la banalité du quotidien en sculptures géantes, Claes Oldenburg s’est lui aussi penché sur la nourriture pour illustrer la banalité de la société américaine avec son Floor Burger taille XXL ou son Dropped Cone posé sur le coin du toit de la Neumarkt Galerie à Cologne en Allemagne. On adore !

Aborder le thème de la nourriture, c’est avant tout parler de la vie et de ses origines. Voilà pourquoi les réinterprétations se sont multipliées à l’ère contemporaine.

Les aliments au premier plan

Pour certains, l’aliment devient la substance même de l’œuvre, le medium. Dans les années 1970, Joseph Beuys, artiste allemand proche du groupe Fluxus, utilise de la graisse animale pour prémunir ses sculptures contre le froid, du miel pour nourrir ou encore du jus de citron pour allumer une ampoule.

En 1997, Sophie Calle suit à la lettre le penchant alimentaire de Maria, personnage du Léviathan de Paul Auster, et décide de manger chaque jour un menu composé d’une seule et même couleur puis de les prendre en photo. Une série qu’elle a baptisée Le Régime chromatique.

Avec son bar à oranges présenté en 2012 au Plateau à Paris, Michel Blazy invite le visiteur à se presser une orange et explore l’esthétique du pourrissement en intégrant dans ses travaux les différents stades de changement d’état du fruit en décomposition.

Artiste plasticien brésilien, Vik Muniz rend hommage aux grands noms de l’histoire de l’art en employant des denrées alimentaires. Il désacralise ainsi La Méduse du Caravage sur fond de spaghettis et de sauce tomate ou rêve La Joconde en double, version confiture et beurre de cacahuètes.

Avec son œuvre Luar do Sertão (“Clair de lune dans l’arrière-pays”) présentée actuellement à la Biennale de Lyon, qui a pris pour thème les “mondes flottants”, Lygia Pape présente enfin une vaste étendue de pop-corn éclairée à la lumière noire pour symboliser métaphoriquement la perte d’espoir des habitants du Brésil.

Parce que manger est aussi un acte politique, Chloé Wise fait un pied de nez à l’industrie du luxe et aux accessoires de mode en imaginant un grilled cheese ou des pancakes suintant de sirop d’érable version sac Prada ou Chanel. On s’en délecterait presque !

À l’honneur en septembre dernier à la galerie Almine Rech de Paris, l’artiste canadienne de 26 ans a également dénoncé avec tact l’industrie laitière par une série de tableaux aux airs de campagne de mode et des natures mortes en 3D. Elle déboulonne ainsi le mythe de la mère nourricière et du contrôle de sa fertilité, rappelant que nous sommes la seule espèce à boire une substance contenant les hormones de croissance d’un autre animal.

Passion fromage

Avec son collectif “Pôle Fromage” qu’elle anime avec Jeanson Péchin depuis 2015, suite à une exposition au Japon sur le thème de l’odeur, Ines Day, fraîchement diplômée des Beaux-Arts de Paris, est moins dégoûtée par le lait et se plaît au contraire à s’imaginer comme une artiste fromagère :

“Le fromage est très fort symboliquement, car le caillage du lait est la première transformation alimentaire qu’ait opérée l’homme, avant même le pain ou le vin. C’est un acte primitif qui renvoie aux origines, aux normes de fabrication mais aussi à l’organisation sociale.”

Lors de leurs performances, ils fabriquent ainsi “du fromage minute avec pas grand-chose”, à savoir deux litres de lait, un petit-suisse, du vinaigre et du sel. “On s’est aperçu suite à ce type d’interventions que les gens venaient nous raconter leurs histoires de fromage. De manière générale, la nourriture est synonyme d’échanges, de vie et permet au visiteur de s’affranchir du statut de spectateur.”

Alors, n’ayez plus peur de passer à table et de parler de ce vous mangez avec votre voisin lors d’un prochain dîner de travail, c’est comme le foot, ça crée des liens !

Pour aller plus loin : le ministère de la Culture présente l’exposition : “Quand les artistes passent à table – Leurs regards sur l’alimentation”. Du 4 octobre au 30 novembre 2017, dans les espaces d’exposition du ministère de la Culture.