Interview : Vincent Cocquebert, auteur et fossoyeur de la “génération Y”

Interview : Vincent Cocquebert, auteur et fossoyeur de la “génération Y”

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Par Thibault Prévost

Publié le

Dans "Millennial Burn-Out", le journaliste décortique l'archétype du millennial et sa fonction dans la société contemporaine.

Sommes-nous réellement des millennials ? Vous, moi, nés entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990, jeunes actifs prétendument en perpétuelle crise de panique existentielle, biberonnés à l’idée d’être pauvre dans un monde en crise, regroupés sous la bannière de la post-modernité, Génération Bataclan, MBappé ou les deux, soi-disant multiples, agenrés, fluides, polygames, pornographes, engagés, désengagés, nonchalants, entrepreneurs, tellement connectés qu’on en deviendrait cyborgs, instagramés, emojisés, décroissants, transcendants, straight edge, junkies, inspirants, désespérants, hippies-chics et fashionistas woke, écolos consuméristes, tueurs d’industries en série et tout ça simultanément, sommes-nous cette génération Y qui, à force d’exister dans les esprits des publicitaires qui y ont cru très fort, a fini par se matérialiser et prendre substance dans l’imaginaire collectif ?

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Dans son livre Millennial Burn-Out : X, Y, Z… Comment l’arnaque des ‘générations’ consume la jeunesse, aux éditions Arkhé, le journaliste Vincent Cocquebert, rédacteur en chef du magazine Twenty, dissèque les dynamiques marketing qui soutiennent cette vision fantasmée du jeune contemporain, soumis à des impératifs consuméristes de plus en plus contradictoires au point d’en devenir absurde.

En analysant l’évolution historique du concept de génération, le journaliste laisse également sous-entendre que la génération Y, comme la X avant elle et, déjà, la Z en phase de concoction, sert de paravent bien commode aux faillites de l’entreprise moderne et aux politiques publiques, qui y voient toutes deux un coupable tout désigné pour les maux structurels de l’époque. Nous avons interrogé Vincent Cocquebert pour y voir plus clair dans le brouillard conceptuel.

Konbini | J’aimerais qu’on commence en revenant sur le concept de génération, qui ouvre le livre et prépare votre dissection de notre “génération Y”. À quel moment naît le concept de génération et comment sa fonction évolue-t-elle au cours des époques ?

Vincent Cocquebert | Le concept de génération, au sens biologique du terme de renouvellement de l’espèce, est présent depuis Platon, mais aussi dans la Bible. Au XIXe siècle, on voit émerger l’idée de génération romantico-historique ou culturelle. L’idée est de circonscrire des mouvements culturels pour comprendre les logiques de dépassement du maître par l’élève.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, des penseurs comme Karl Mannheim théorisent les générations dites “sociales” pour comprendre ce qui a pu réunir un cercle d’individus nés à la même période. Apparaît l’idée “d’événement fondateur” (ici, la guerre) qui serait générateur de ce commun.

Ensuite, la génération envisagée comme une expression d’un mouvement jeune s’inscrit dans Mai 68 et les années 1970 avec l’introduction de la “culture jeune” et du marketing qui la sous-tend. Enfin, les générations ont commencé à percer dans les sciences sociales (françaises) dans les années 1980 avec la baisse d’influence du marxisme.

Les millennials et “génération Y” (ce sont les mêmes) sont apparus à la suite de ces différents mouvements. Pour la seconde fois (la première fois étant en 68), la génération n’est plus pensée “après coup” pour comprendre le passé mais conceptualisée en temps réel pour se projeter vers demain.

Aujourd’hui, “génération” est synonyme de “conflit de générations”. Vous expliquez que “cette symbolique est devenue une dynamique de civilisation” et que cette “obsession hystérique” a pour but d’“entretenir la tension consumériste”. Quelles sont les utilités politiques, économiques et sociales d’entretenir la mythologie de l’adolescent, forcément en rupture avec la génération précédente ?

En termes politiques, la dynamique du clash permet de réactualiser le conflit des Anciens contre les Modernes d’un point de vue économique, les valeurs étant désormais de plus en plus homogènes entre les différentes générations et la place des parents ayant évolué de tuteur à accompagnant.

Dès lors, plutôt que de questionner la répartition du capital du travail, on met en scène une “génération dorée” qui aurait profité de façon homogène et tout volé à la suivante. Au-delà du fait que l’on considère dès lors les Trente Glorieuses comme le point indépassable de l’histoire, cette “arnaque” entre générations est largement pondéré aujourd’hui par les transferts d’argent privé dans les familles, qui n’ont jamais été aussi élevés.

Ensuite, au niveau marketing, conceptualiser un nouvel archétype aux attentes et comportements totalement différents des précédents offre un boulevard à l’invention de nouveaux produits et services. Au niveau managérial, cette mise en scène d’une rupture anthropologique d’un nouveau travailleur qui serait foncièrement instable, infidèle ou en attente d’autonomisation a permis de donner un visage humain à tous ces changements [au sein de l’entreprise], qui sont pourtant des choix de gouvernance et de politiques économiques. Présenté comme conforme aux attentes des nouveaux travailleurs, le changement peut dès lors plus facilement se faire accepter par la population.

Le conflit de générations est utilisé comme paravent contre la précarisation du marché de l’emploi, en somme… C’est le fameux “le millennial détruit tout”, qui permet d’identifier un responsable à la crise de grands secteurs économiques (comme l’immobilier ou l’automobile) et de modes de consommation traditionnels.

Ce discours dit aussi, selon moi, que le marketing générationnel est dépassé. Les entreprises n’ont jamais été aussi obsédées par les millennials tout en se plaignant de leur désertion. C’est parce qu’aujourd’hui le ciblage grossier, avec l’espoir d’une homogénéisation des goûts grâce à la pub, ne fonctionne plus. Nous vivons à mon sens dans une société de fin des âges où quelqu’un de 18 ans peut avoir beaucoup plus en commun avec quelqu’un de 50 en fonction de son lieu de vie, de ses valeurs, de ses comportements de consommation ou de loisirs, etc.

Vous expliquez que la publicité fonctionne en vase clos, car les marques qui paniquent engagent des “influenceurs” et autres “Gen Z Gurus” qui, au fond, n’influencent personne à part leurs clients… On a l’impression que le secteur marketing opte pour une approche qui tient presque du documentaire animalier.

Complètement, et c’est un discours en circuit fermé qui permet de régénérer une fiction de civilisation, qui est ensuite médiatisée par nous, les journalistes. D’abord car le discours générationnel est quelque chose d’assez ludique, ensuite car dans la grande séquence de questionnements identitaires dans laquelle nous évoluons, nous voulons nous inscrire dans un mouvement historique et collectif.

Mais cette approche descriptive – façon documentaire animalier – me semble grincer de plus en plus chez les jeunes… et même chez les managers et autres DRH, qui n’en peuvent plus de cette vision factice de leur réalité imposée par des interlocuteurs qui ne sont pour ainsi dire jamais dans les entreprises.

Justement, selon ces interlocuteurs, à quoi ressemble l’animal archétypal du millennial ?

C’est un ensemble de stéréotypes positifs comme négatifs. Il va être individualiste mais en même temps conscientisé, narcissique mais engagé, fluide et aventureux, nomade mais super écolo. Pas vraiment adepte du travail en groupe et surtout, c’est la nouveauté que l’on tente à tout prix de développer désormais chez les Z (2 000 à aujourd’hui), ils ne veulent plus de profs, sont des génies de l’informatique et apprennent tout désormais sur des tutos YouTube ou sur Wikipédia. On a le droit, je pense, à voir comment ce discours commence à être martelé, d’y déceler une manière de nous préparer à l’ubérisation de l’éducation.

Votre ouvrage démonte pièce par pièce cette construction, affirmant enquêtes à l’appui que ces soi-disant tendances sont factices. La “génération Youporn” est plutôt pudibonde et monogame, la fluidité des genres est “globalement fausse”, les jeunes respectent globalement l’ordre et la tradition, 75 % d’entre eux aiment la police, etc. Les chiffres sont assez surprenants, finalement, même pour le millennial que je suis démographiquement.

Je crois qu’à force d’avoir nous-même intégré ces discours provenant du marketing (qui a donc beaucoup plus de force de frappe que les discours sociologiques), nous avons tendance à observer “les jeunes” comme un groupe social homogène, en oubliant par exemple que si 40 % des 18-25 ans vivent en milieu urbain, le reste fait partie de cette France dite “périphérique” (selon le terme de Christophe Guilluy).

À force de s’être fait imposer un label nourri de stéréotypes “du temps” (le côté écolo, le côté woke, etc.), cela nous empêche de voir que la jeunesse est aussi (si ce n’est plus) morcelée et différente que le reste de la population. Lors du mariage pour tous, l’apparition des “Veilleurs”, ces jeunes ouvertement conservateurs, a pas mal déstabilisé les médias qui aiment voir la jeunesse comme un bloc progressiste et en quête de progrès social. La façon dont on nous dit depuis deux semaines que, ça y est, la jeunesse va nous sauver du péril écologique participe de cette dynamique “d’hallucination collective”.

Exactement. L’autre mensonge qui risque de faire mal à nos lecteurs, c’est celui du jeune militant, notamment écologiste. Dans votre livre, vous rappelez que les 18-24 ans sont les plus grands consommateurs de produits carnés, par exemple, et seuls 17 % avouent s’investir pour l’environnement… Quelle est la responsabilité des médias “jeunes” dans la propagation de ces stéréotypes, et comment s’expliquent de telles œillères ?

Je crois que dans un monde qui a de plus en plus de mal à croire au progrès, qui vieillit mais qui ne fonctionne que sur des valeurs de jeunisme, on préfère quelque part “sous-traiter” ces problématiques à une jeune génération qui va les incarner magnifiquement et nous donner de l’espoir au niveau collectif.

C’est le cas avec Greta Thunberg, comme cela l’a été avec Emma Gonzalez après la tuerie de Parkland. On ne les traite pas comme les adolescentes qu’elles sont, voir pour Emma Gonzalez, comme la victime rescapée qu’elle est, mais d’un coup on les intronise “icônes de leur génération” en leur mettant sur les épaules une énorme charge symbolique. La figure millennial est un archétype, une sorte de levier de changement.

Plus grave, vous décrivez un processus d’essentialisation d’une infime partie de la jeunesse, une élite culturelle et financière, élevée en parangon pour produire les normes que le reste devra adopter. Vous écrivez que “ce processus de stigmatisation serait odieux pour tout autre groupe social”.

Oui, car aujourd’hui – et c’est une bonne chose – on traque les stéréotypes partout où l’on peut (que ce soit au niveau du genre, au niveau ethnique, etc.). Pourtant, le filtre générationnel reste le dernier qui nous permette de dire des horreurs sur des groupes sociaux de plusieurs millions d’individus.

Les baby boomers vont être de vieux libertaires inconséquents, les millennials des infidèles sur qui on ne peut pas compter… On dirait un centième de cela sur n’importe quel autre groupe, ce serait, à juste titre, envisagé comme une odieuse stigmatisation. Comme si quelque part on voulait que ces stéréotypes finissent par devenir performatifs sur le mode de la prophétie autoréalisatrice.

D’ailleurs, comme le note Jean Pralong, spécialiste RH, de plus en plus de jeunes finissent par intégrer ces discours et se comporter exactement comme des stéréotypes. Le hic, vu la perspective démographique, c’est que de plus en plus d’employeurs aimeraient revenir aujourd’hui sur cette politique de fin des carrières pour réussir désormais à fidéliser les troupes. Mais trente ans de discours ont fait leur effet, et ils n’arrivent pas à enclencher la marche arrière.

L’idée de cet ouvrage vous est venue en créant Twenty, un magazine collaboratif écrit par des jeunes, qui ont semble-t-il bousculé vos idées reçues sur leur “génération”, ou du moins leur groupe social. Qu’avez-vous constaté, vous, à rebours des stéréotypes ? Quelles sont les réelles spécificités politiques/ économiques des jeunes français aujourd’hui ? Quels sont les comportements réellement nouveaux ?

J’ai noté, vis-à-vis du domaine de l’intime comme du domaine professionnel, de profondes craintes de ne pas trouver sa place. Ce qui est sûr, c’est que la grande majorité ne se voit pas comme les cadors que tout le monde attend en entreprise. Au contraire, ils sont bien au fait des dichotomies entre ce qu’ils vivent et la façon dont on les présente.

Plus qu’un rapport fluide et aventureux au monde extérieur, j’ai souvent ressenti un regard inquiet. J’ai aussi pu noter que les uns et les autres n’avaient pas forcément (en fonction de leur lieu de vie, de leur background économique et culturel, de leurs communautés d’adhésion militantes ou spirituelles) les mêmes valeurs.

Au niveau de l’engagement politique, et ce constat vaut évidemment pour toutes les classes d’âges mais aujourd’hui avant tout pour les jeunes, on observe une certaine nonchalance démocratique tout en même temps qu’un rapport à la protestation de plus en plus radical. Rendez-vous dans vingt ans, pour voir s’il s’agit d’un mouvement de génération ou non, mais ce qui est certain, c’est ce grand mouvement de retour sur soi, cette “bulle” théorisée par Charles Murray, semble n’avoir jamais été autant d’actualité. Mais si l’universalisme est mort, alors il faut se donner les moyens de l’analyser en oubliant ces grandes catégories fourre-tout.