Rencontre : le photojournaliste Boby nous entraîne au cœur de la révolte des gilets jaunes

Rencontre : le photojournaliste Boby nous entraîne au cœur de la révolte des gilets jaunes

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Paris, le 1er Décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la république. Heurts place de l Etoile

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Par Lisa Miquet

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Pour mieux comprendre les enjeux du métier de photojournaliste.

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Paris, le 1er décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la République. Dégradation d’une voiture diplomatique. (© Boby)

Boris Allin, connu sous le doux sobriquet d’Odieux Boby sur Instagram, est photojournaliste pour Libération. Habitué à couvrir des manifestations pour le journal depuis plusieurs années, il était samedi 1er décembre sur les Champs-Élysées, journée durant laquelle des épisodes particulièrement violents ont eu lieu, notamment lorsque des CRS ont attaqué des manifestants dans un Burger King rue Wagram. Nous avons échangé avec lui pour comprendre les enjeux du métier de photojournaliste dans le cadre de manifestations, en particulier dans des contextes violents comme celui-ci. Il nous parle de déontologie, des gestes à adopter sur le terrain et de la spécificité du mouvement des gilets jaunes.

Cheese | Comment tu te prépares à une manifestation comme celle de samedi ?

Boby | Pour commencer, dès que je me réveille, je regarde la météo, ensuite je vais sur Twitter pour en savoir un peu plus sur la situation. Par exemple, Libé avait prévu de m’envoyer à 10 h 30 aux Champs-Élysées, je me suis réveillé vers 8 h 30 et j’ai vu que ça partait déjà en couille. Du coup, j’ai tout de suite envoyé un message à tous les autres photographes qui n’étaient peut-être pas encore réveillés, car samedi dernier, on était cinq photographes en commande, rien qu’à Paris.

Avant de partir, je fais aussi une vérification de mon sac, pour voir si je n’ai rien oublié. J’essaie de cacher un maximum tout ce qui est masque à gaz, lunette, parce que parfois la police ne veut pas nous laisser passer lorsqu’on a ça sur nous, encore plus dans mon cas parce que je n’ai pas la carte de presse. Sur le terrain, j’ai un sac bien chargé parce que j’ai mon ordi, les chargeurs, deux appareils, trois objectifs. À la fin, c’est assez lourd.

Paris, le 1er décembre 2018. Le CRS pris à partie lors de l’assaut pour essayer de reprendre le contrôle de la place de l’Étoile. Malgré les affrontements, des gilets jaunes lui viennent en aide. (© Boby)

Tu fais tes reportages en manifestations casqué et avec un masque à gaz, pourquoi ce choix ? Les CRS ne risquent pas de te confondre avec des manifestants ?

Je fais ça depuis la Loi Travail. Pour Libé, ça fait 4 ans que je fais des photos de manifestations à peu près. La toute première, c’était la Cop21, où d’ailleurs je n’étais pas du tout casqué mais c’était déjà violent. Rapidement, j’ai remarqué que tu peux te prendre des violences aussi bien de la part des manifestants que de la police. Au milieu de tout ça, je suis obligé de prendre quelques mesures de sécurité : j’ai opté pour le casque de moto. Je me suis déjà pris un tir de Flash-Ball dans la tête et j’ai été sonné avec, je n’ose même pas imaginer ce qui se serait passé sans protection. Depuis, casque de moto, toujours. Toutefois, j’allie l’utile à l’élégance [rires], car j’ai un casque doré, ce qui permet de me démarquer visuellement des manifestants, notamment avec les black blocks par exemple.

Pour le masque à gaz, j’ai aussi eu une mauvaise expérience durant les manifs contre la Loi Travail, il y avait tellement de gaz que j’ai cru que j’allais crever. Vraiment, je suffoquais, je ne pouvais plus du tout respirer, depuis c’est masque à gaz par sécurité. Pour ce qui est des lunettes, j’évite d’en mettre de manière générale, pour ne pas que ça me gêne lors de la prise de vues, mais samedi dernier par exemple, il y avait tellement de gaz qu’on m’a prêté un masque de ski. Après, l’inconvénient, c’est que si j’ai de la lacrymo dans les yeux, je ne peux plus shooter.

Comme tu le soulignais, tu n’as pas la carte de presse. C’est compliqué pour toi au quotidien ?

Oui, c’est chiant. En gros, pour obtenir la carte de presse, il faut que 50 % de tes revenus viennent de la presse. Étant donné que j’ai la chance de ne pas faire que de la photo politique, je fais par exemple des photos pour des artistes, qui sont souvent mieux payées que la presse, eh bien, je ne peux pas obtenir la carte. Ce qui est absurde.

La carte de presse, ça aide déjà à prouver que tu es journaliste et à passer les cordons de CRS qui bloquent beaucoup d’accès. Je dois trouver des stratagèmes : soit je donne rendez-vous à d’autres photographes qui eux ont la carte et je passe dans le tas, soit j’essaie de passer avec le journaliste qui m’accompagne. Parfois, je demande à Libération de me faire une lettre d’accréditation, mais ça n’a aucune valeur, les CRS me répondent : “N’importe qui peut le faire.” Donc, souvent, j’essaie dans une rue, puis l’autre, jusqu’à ce que je passe.

Je passe souvent pour un con auprès des flics. L’autre jour, il y a eu une interpellation musclée, j’arrive pour faire des images, il y a une meuf de la BAC qui me saute dessus et qui me dit : “Tu ne fais pas de photos.” Je commence à m’embrouiller avec elle, là, il y a son boss qui arrive et qui me dit : “Vous êtes journaliste ? Vous avez une carte de presse ?” Je lui réponds que non, donc il commence à me dire : “Ben, vous n’êtes pas journaliste”, vraiment le truc primaire.

Donc, mon cas, c’est quand même paradoxal parce que même si je fais d’autres choses, je consacre quand même beaucoup de temps à Libération. Cette semaine, dans tous les journaux de Libé, j’avais une parution. Ça me rend fou, ça fait 5 heures que je suis sous la pluie au milieu des lacrymo avec tout mon matos, et le mec m’empêche de faire mon travail.

Paris, le 1er Décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la République. Pour protéger la flamme du soldat inconnu durant les heurts, certains manifestants se sont mis en bouclier humain devant cette dernière. (© Boby)

C’est quoi le conseil que tu donnerais à un photographe débutant qui veut aller prendre des images pendant une manif ?

Pas nécessairement de couvrir les manifestations à Paris, c’est surcouvert ; souvent, les médias envoient déjà leurs propres journalistes. Si vous êtes en province, couvrez ce qui se passe près de chez vous, c’est tout aussi important.

Shooter avec une focale fixe, c’est aussi un très bon conseil. J’ai appris ça de Tess Raimbeau, l’iconographe avec qui je travaille à Libération, ça a tout changé pour moi. Elle m’a dit ça suite à l’un de mes premiers reportages pour la Cop21. J’avais utilisé, je crois, trois objectifs différents. Elle m’a dit : “Arrête de faire du téléobjectif, ne fais que du 35 mm et, tu vas voir, tes images vont y gagner, car tu seras plus près de tes sujets. Vu que tu auras la même focale, il y aura toujours la même dynamique dans l’image.” Et c’est vrai, il y a cohérence visuelle, et puis ça a radicalement changé ma façon de travailler. Ça ne sert à rien d’acheter des tonnes de matos, tu achètes un appareil et un 35 mm, et avec ça tu peux tout faire.

Aussi, je pense que le plus important n’est pas de photographier de grandes manifestations spectaculaires. Tout le monde peut sortir de bonnes photos quand c’est le zbeul. Le vrai défi, c’est de faire de bonnes photos sur des événements qui ne sont pas spectaculaires, genre le congrès du PCF. Je pense qu’il ne faut pas forcément se lancer là-dedans juste pour se faire un portfolio.

Est-ce que le média pour lequel tu travailles te donne des indications avant de partir ou bien, justement, tu es libre de faire ce que tu veux ?

Non, ils me donnent des indications. On te dit si ça va être dans le journal, si c’est pour la une, etc. Ils me donnent aussi l’angle, car mon travail c’est d’être journaliste aussi, pas uniquement photographe. Par exemple, pour samedi dernier, mon angle c’était “les hommes politiques à la manif”. Je n’ai pas fait une seule photo d’hommes politiques, parce que forcément, ils ne se sont pas pointés aux Champs-Élysées. Dans ces cas-là, j’appelle ma rédac et l’angle évolue.

Tu dois rendre tes images combien de temps après ?

Normalement, quand il y a un journal à boucler, c’est 18 h 30 grand max. Là, comme c’était samedi, c’était un peu plus tranquille, je leur ai envoyé les photos le lendemain à 11 heures. Juste, comme Libé faisait aussi un live en parallèle, je devais envoyer des photos un peu tout au long de la journée.

Paris, le 1er décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la République. Manifestant en train d’ériger une barricade. (© Boby)

Et dans ces cas-là, tu fais comment ? Tu te poses dans un café pour travailler tes images et envoyer les fichiers ?

Non [rires] ! Je me cale dans n’importe quel angle en espérant qu’il ne m’arrive rien, j’essaie d’éviter les lacrymo et je me crée mon petit espace. Mon appareil est connecté, j’envoie tout sur mon portable, je retouche vite fait et j’envoie tout par mail.

Et niveau réglages, comment tu fais pour être le plus réactif sur le moment ?

Je fais tout en manuel, j’ai besoin d’avoir le contrôle sur mon image. Parfois, je perds un peu de temps mais j’ai aussi appris à louper des photos. Ce n’est pas grave, ça fait partie du métier. Globalement, à force de tout faire à la main, ça passe sans problème. Même la mise au point, je la fais en manuel et ça fait que je suis beaucoup plus concentré sur le terrain.

Paris, le 1er Décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la République. (© Boby)

Comment tu fais pour protéger ton matos ?

J’essaie de garder l’appareil le plus souvent devant les yeux, ça reste mon principal instrument de travail donc ce sont eux qu’il faut protéger. Un appareil, c’est évidemment embêtant de devoir en racheter un, mais mes yeux c’est vraiment ça le plus important.

Et d’ailleurs comment tu te protèges toi ? Est-ce que tu as des techniques pour essayer de minimiser les risques ?

Ce qui est important, c’est l’anticipation. Je suis à l’écoute de ce qui se passe, je regarde partout. Je suis toujours sur le qui-vive, j’analyse, je connais aussi les comportements, il y a aussi des choses à faire et à pas faire. Avec les black blocks, tu sais qu’il y a certaines situations, si tu vas les faire en photo tu vas te faire taper, parce qu’ils n’ont pas confiance, parce que s’il y a des photos avec leur visage, ils peuvent se faire inculper. Avec les gilets jaunes, j’ai l’impression qu’ils ont un peu moins la culture de la manif, donc ils craignent un peu moins l’appareil photo,

Je fais attention à envoyer des photos où on ne les reconnaît pas du tout, je respecte la déontologie journalistique : tu n’es pas un flic, tu es un journaliste, donc tu dois protéger tes sources et là, en l’occurrence, c’est les gens qui sont sur tes photos.

Paris, le 1er décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la République. Heurts place de l’Étoile, la nuit tombe mais certains décident quand même de rester. (© Boby)

Selon toi, qu’est-ce qu’il faut éviter de faire pour un reportage de manifestation ?

Sans hésiter, modifier l’action. Par exemple, à Bruxelles, après les attentats, il y a un photographe – manque de chance pour lui, il était filmé – qui demandait à une petite fille de poser avec des fleurs pour rendre la photo la plus attendrissante. Pareil, récemment, il y a des photographes qui ont demandé à des gilets jaunes de jeter des pavés pour faire une belle photo. Il faut aussi accepter de revenir avec des photos qui ne sont pas terribles, parfois.

De la part des forces de l’ordre et des manifestants, on remarque souvent une véritable haine des médias. Comment est-ce que tu gères ça ?

Alors, avec les flics, c’est simple, tu ne gères pas. Leur métier, ce n’est pas de te parler, c’est un peu peine perdue, même si, évidemment, il y a toujours quelques exceptions. Ça reste quand même plus difficile de dialoguer avec un CRS qu’un manifestant.

Avec les manifestants, ça dépend, plusieurs fois, on est venu me voir et quand j’ai dit que je bossais pour Libération, je n’ai pas eu de problème. Les gens étaient plutôt contents. Après, je suis fier de travailler pour ce média, je n’ai pas de mal à le dire, même quand je couvre l’extrême droite qui nous déteste. Il y en a un qui m’a dit : “Ça va parce que, si tu avais bossé pour BFM, je t’aurais pété la gueule.” J’ai essayé de lui dire : “Mec, j’aurais été de BFM, tu ne m’aurais pas pété la gueule non plus. OK, il y a eu de la désinformation, mais souvent les mecs qui sont sur le terrain, ils font des heures qu’ils ne comptent pas et ils sont dans des situations précaires.” Pour moi, le problème, ce sont surtout les éditorialistes. Si on a une mauvaise réputation, c’est la faute des Christophe Barbier et toute la clique des faux experts sur BFM qui ne connaissent rien au terrain.

Paris, le 1er décembre 2018. Manifestation parisienne des gilets jaunes contre la politique du président de la République. Dégradation d’une statue dans l’Arc de triomphe. (© Boby)

Sur ton compte Instagram, tu as dit que tu avais un “BEP émeutes” mais que, pourtant, tu n’avais jamais vu des manifs aussi chaudes. Qu’est-ce qui fait que c’est différent cette fois-ci ?

Comparé à la Loi Travail où il y avait beaucoup de black blocks, je trouve que cette fois-ci, les flics laissent beaucoup plus faire. J’ai été étonné, même si, évidemment, il y a encore beaucoup de violences policières, des blessés, etc. J’ai trouvé qu’ils étaient plus sympas. Il y a une vidéo, c’était à la manif du 17 novembre je crois, où les gars sont proches de l’Élysée, ils se font gazer et tu as un CRS qui leur a mis du spray anti-gaz, j’ai jamais vu ça de ma vie ! Je pense qu’avec ce mouvement, les forces de l’ordre se sentent plus proches des manifestants, la police à souvent plus tendance à être proche de la droite. Je pense qu’eux aussi en ont ras le bol : ils font aussi des horaires de malades, ils ne sont pas payés. Je pense aussi qu’ils sont mal organisés.

Les médias ont beaucoup parlé de casseurs démarqués des gilets jaunes, et à mon sens, c’est faux. De ce que j’ai vu, ceux que j’ai pris en photo et ceux avec qui j’ai parlé, les casseurs, c’étaient des gens normaux, ce sont des gens qui en ont ras le cul, qui ne s’expriment pas souvent publiquement et qui ont cette violence en dernier recours. Je trouve que la position de Macron et Castaner minimise la détresse des gens.

Est-ce que tu as des photographes qui ont influencé ton travail pendant les manifestations ?

Non, car je suis très inculte [rires] ! En réalité, c’est presque un avantage, ça me donne une sorte de virginité photographique, qui peut aussi être une force. Il y a quand même quelques photographes que j’aime beaucoup comme Raymond Depardon, Danny North ou encore Léo Berne, dont j’adore vraiment le travail.

Vous pouvez retrouver le travail de Boris Allin sur son compte Instagram et son site personnel.