Rencontre avec la romancière Clara Dupont-Monod

Rencontre avec la romancière Clara Dupont-Monod

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© Eric Fougere – Corbis

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Par Leonard Desbrieres

Publié le , modifié le

"À partir du moment où il n’y a plus de chagrin, c’est là où l’écriture commence."

Clara Dupont-Monod est une romancière comblée. Après le Femina, S’adapter, son nouveau roman, a reçu il y a quelques semaines le prix Goncourt des lycéens. Dans ce récit sensible, inspiré de sa propre enfance au cœur des Cévennes, elle livre une merveilleuse ode à la différence et raconte l’histoire touchante d’une fratrie confrontée au handicap de son frère.

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Konbini | Quelle a été votre réaction au moment de recevoir le prix Goncourt des lycéens ?

Clara Dupont-Monod | C’est vraiment renversant parce que je cherche ce qui a pu leur plaire. Il y a une vraie prise de risque littéraire, alors qu’on n’aille pas m’expliquer que les adolescents sont un peu frileux ou qu’ils risquent de ne pas comprendre, que c’est trop compliqué ! Et puis le fait d’être récompensée pour un texte qui aborde la différence, c’est fort. Il y a quand même l’idée que les jeunes l’accueillent, que ça ne leur pose pas de souci.

Enfin, il y a un côté émotionnel. Je mets en scène une fratrie adolescente qui n’a pas réellement droit à une adolescence, parce qu’elle est occupée à cohabiter avec ce petit frère handicapé, occupée à s’adapter. C’est l’histoire d’une adolescence isolée et moi j’ai vraiment vu ce Goncourt des lycéens comme une manifestation de soutien, une foule d’ados qui dit à mes personnages : “On est là, on est avec vous !”

Comment est né ce nouveau roman ?

Il y a évidemment un socle autobiographique. Nous avons eu un enfant handicapé dans la famille qui n’a pas vécu longtemps. Récemment, s’est imposé le besoin de raconter cette histoire. À un moment donné, la joie de l’avoir connu était plus forte que la tristesse de l’avoir perdu. Alors, j’ai ressenti une forme de gratitude et surtout l’envie d’écrire quelque chose inspiré de sa vie, une forme de conte porté par trois narrateurs différents, les trois autres enfants de la fratrie.

Comment expliquer cette volonté de ne pas nommer vos personnages ?

En général, on écrit et on comprend après. Le fait de leur donner des prénoms, ça ne m’a même pas traversé l’esprit. C’était pour moi des figures un peu universelles, un symbole de toutes les fratries en fait. Je mesure, quand les gens m’en parlent, qu’il y a un côté “page blanche”. Ils peuvent se projeter, le texte peut parler à d’autres gens.

Comme c’est une histoire qui est particulière dans un endroit particulier, que sont les Cévennes, que le point de vue est particulier, peut-être que c’était une façon de balancer tout ce particulier par une chose beaucoup plus universelle qui était : pas de prénoms, juste l’aîné, la cadette et le petit dernier. Il y a un équilibre qui, instinctivement, s’est mis en place.

Les trois narrateurs ont des perceptions bien différentes de la situation, comment réagissent-ils ?

L’aîné, c’est l’amour fou pour ce petit frère différent qui ne peut pas faire grand-chose. C’est comme une poupée de son toute molle. Il s’en occupe beaucoup. L’enfant a un sens qui marche, qui est l’ouïe, et du coup, l’aîné, à partir du moment où il comprend ça, adore lui raconter le monde mais d’un point de vue sonore. Il froisse des feuilles contre son oreille, il lui fait entendre le roucoulement de l’eau, il lui parle beaucoup. Ce qui le touche, c’est que c’est un être absolument dénué de malveillance. C’est quelque chose de l’ordre de la pureté et ça le bouleverse. Il passera sa vie à s’occuper de lui et à essayer tant bien que mal de faire sa vie avec la présence de ce petit frère inclassable.

La cadette elle, c’est la colère, elle en veut à cet enfant. Elle trouve d’abord qu’il a confisqué son grand frère, il a ensuite mis à mal l’équilibre familial qu’elle pensait inamovible. Il propulse son enfance à elle dans une zone un peu étrange de solitude. Elle n’ose pas inviter des copines à la maison parce qu’elle a honte de ce petit frère différent et puis elle a honte d’avoir honte. Elle est furieuse et pourtant elle va convertir cette colère, cette force verticale qui s’oppose à celle horizontale des enfants couchés, en une force qui sauvera sa famille. Contre toute attente, c’est elle qui va réparer les choses.

Le petit dernier, lui, arrive avec une problématique particulière qui est que, comme il arrive après les tempêtes, il n’a pas le droit d’en créer. En plus, double peine, il se pose la question : “Sans la naissance de mon frère handicapé, est-ce que moi, je serais né ?” Il a donc la charge d’être l’enfant qui console, qui cautérise, qui suture.

Quel sens donnez-vous au titre du roman, S’adapter ?

Si on aime les mots, au sens musical du terme, il faut bien reconnaître qu’entre “inadapté”, “handicapé” ou “à mobilité réduite”, au niveau syllabique, c’est très laid. Celui que je trouve le plus doux à l’oreille, c’est “différent”. “Atypique”, c’est pas mal non plus. En tant que romancière, j’ai essayé de jongler avec les mots et les sonorités pour dépeindre du mieux que je pouvais une réalité.

S’adapter à quoi, d’ailleurs ?

Spontanément, on dit que c’est aux gens différents de s’adapter à notre norme, mais il y a quand même un moment où on se pose la question “et si nous aussi, on s’adaptait ?”. Les gens qui côtoient les handicapés, que ce soit enfants ou adultes, les gens qui travaillent dans des structures ou les gens qui ont un handicapé autour d’eux, ils vous disent tous, et c’est très vrai, que vous êtes bien obligé de vous mettre à hauteur. Ces trésors de patience qu’il faut débloquer, ces ressources qu’on n’était même pas conscient d’avoir, et bien, au contact d’un être différent, le miracle fait qu’on les trouve.

Qu’on n’aille pas m’expliquer que les gens différents sont un problème puisque c’est exactement l’inverse, c’est une source de richesse incroyable. L’aîné arrive à un niveau d’acuité sonore et sensorielle parce qu’il instaure un langage infraverbal, infravisuel, infragestuel avec ce petit être. La cadette va au-delà de sa colère, elle apprend à la détourner et le petit dernier, c’est peut-être celui qui a la plus grosse capacité d’adaptation parce qu’il arrive escorté d’un fantôme et il dit : “OK, je vais faire avec.”

Comment donner vie à cet enfant inanimé à travers la littérature ?

Des gens m’ont demandé pourquoi je ne m’étais pas mise dans la peau de l’enfant handicapé. En fait, je trouvais ça extrêmement difficile et je crois surtout que ça ne m’emballait pas tant que ça. Je voulais partir du point de vue des autres.

Est-ce qu’au final, le vrai sujet du roman n’est pas la fratrie ?

Si, c’est le point de départ du livre. Ce n’est pas exploité tant que ça, littérairement parlant. C’est quand même le seul organisme vivant, parce que je le vois vraiment comme un organisme vivant, qui soit capable de se réinventer autant. Il n’est pas rare de voir le petit dernier se comporter comme un aîné, le cadet comme un petit dernier, ou même l’aîné prendre la place des parents.

Il y a une capacité d’adaptation phénoménale. Et puis, il y a cette idée aussi que, souvent, dans une fratrie, un seul et même événement va être vécu de façon totalement différente selon la place que vous occupez. Quand vous écoutez, parfois, dans les dîners de familles, des frères et sœurs parler entre eux, c’est assez fréquent que l’un dise : “Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça !” Selon la place que vous avez, vous n’avez pas le même ressenti, le même lien aux parents. Pour un romancier, c’est passionnant.

La nature tient également un rôle prépondérant, presque réconfortant dans cette épreuve.

Tous les paysages comme ceux des Cévennes, à la fois sublimes et intransigeants, demandent une humilité de l’Homme face à la nature et pas l’inverse. C’est à l’Homme de s’adapter. C’est ce qui va aider les enfants de cette fratrie à s’adapter à leur nouvelle vie avec ce petit frère handicapé. Ils vont faire face à cette situation, exactement comme ils font face à un orage qui gronde, à une canicule ou un mouvement d’humeur de la montagne.

Qu’est-ce que vous retenez de cette expérience d’écriture particulière, ce besoin de se frotter à sa propre vie ?

Ce n’est pas la chose la plus agréable mais, heureusement, le roman vient à votre rescousse. À partir d’une matière vécue, vous pouvez composer ce que vous voulez. Il y a quand même des choses inventées dedans, donc ça enlève un peu le malaise. Vous devenez chef d’orchestre d’un roman où vous organisez les points, “Là, il y aura telle scène ; lui, je vais le faire comme ça ; elle, je vais la faire comme ça.” En devenant romancier, vous sortez de l’inconfort, celui de devoir relater quelque chose de vécu. Et puis en même temps, so what ? Ça vous est arrivé, ce n’est pas une maladie honteuse non plus et puis ce n’est pas plus mal parce que ça fait des livres, en fait. Et des livres qui ont des prix, donc vous vous dites que ce n’était pas si mal.