Memento, ou comment transcrire à l’image les confusions d’un amnésique

Memento, ou comment transcrire à l’image les confusions d’un amnésique

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Par Antonin Gratien

Publié le , modifié le

En inventant un mode de narration inédit façon "puzzle chronologique", Nolan a relevé avec brio le défi de cette reconstitution.

Pépite trop souvent oubliée de la filmographie de Christopher Nolan, Memento repose, comme la plupart des autres bébés du réalisateur américain, sur un ressort scénaristique pour le moins… complexe. Ici, pas de voyage spatiotemporel, ni d’incursions oniriques. Mais l’enquête à trous d’un amnésique en quête de vengeance.

Mulholland Drive, Total Recall ou encore Still Alice. Nombreux sont les grands titres du 7e art à avoir abordé le trouble mémoriel. Avec, à chaque fois, des traitements formels distincts visant à retranscrire cet état pathologique. De son côté, Nolan, qui n’est certes pas connu pour avoir froid aux yeux lorsqu’il s’agit de représenter l’inconcevable, a carrément introduit un système de narration jamais vu au cinéma pour offrir une idée du chaos amnésique. Et ça donne quelque chose d’assez barré, forcément.

Un thriller mémoriel

Si la structure du film se révèle alambiquée, son pitch, lui, est plutôt simple. Un homme, Leonard Shelby, enquête afin de retrouver le meurtrier de sa femme. Là où l’affaire vire coton, c’est que le protagoniste souffre d’amnésie antérétrograde à la suite d’un traumatisme crânien.

Concrètement, depuis le soir du décès de sa compagne, il est incapable d’emmagasiner de nouveaux souvenirs plus d’une poignée de minutes. À chaque nouveau quart d’heure, pfiout !, sa mémoire se fait la malle. Plutôt embêtant lorsqu’on chasse un assassin.

Quand Nolan envoie valdinguer la chronologie

Malgré ce handicap, Leonard Shelby traque sans relâche l’homme ayant ruiné sa vie. Et dans une course contre la montre engagée avec sa propre mémoire, il est bien forcé d’improviser. Afin de conserver la trace de ses investigations, notre enquêteur emploie tour à tour tatouages, polaroïds et notes. Mais sa désorientation de chaque instant, comment la reproduire à l’image ? En écharpant le fil du récit, pardi.

Pour que le spectateur partage le trouble du protagoniste et devienne l’otage de l’intrigue, Nolan a mis au point un principe de narrations parallèles. D’une part des scènes tournées en couleurs, et qui correspondent exactement à la capacité de rétention de Leonard, soit une quinzaine de minutes, s’enchaînent antéchronologiquement, c’est-à-dire de Z à Y, puis de Y à X.

D’autre part des séquences en noir et blanc, plus courtes, et suivant quant à elles un déroulé chronologique, entrecoupent ponctuellement ce récit. Autrement dit, nous découvrons la plupart des scènes sans avoir la moindre idée des événements précédents. Comme Leonard.

Parfois difficile à suivre, le film a tout d’un mindfuck paranoïaque. Avec le protagoniste nous découvrons de nouveaux indices, doutons de la sincérité des autres personnages, et retraçons laborieusement l’histoire des heures écoulées. Avec lui nous croyons déceler le vrai, avant de nous vautrer dans le faux.

Memento, première étape d’un focus sur le temps

Audacieux, le principe du “parasitage” chronologique est la raison pour laquelle Memento est parvenu sur nos écrans. Alors qu’il cherchait des financements pour ce second long métrage, Christopher Nolan a confié le script du film à sa partenaire qui, à son tour, l’a mis entre les mains d’Aaron Ryder, l’un des dirigeants de la Newmarket Films. C’est un coup de cœur. Après l’avoir lu, le producteur aurait déclaré : “Il s’agit peut-être du script le plus innovant que j’ai jamais vu.” Et on le comprend.

Doté de 4,5 millions de dollars de budget et tourné en un peu plus d’un mois, l’œuvre sort en 2000. Malgré un parti pris scénaristique qui aurait pu rebuter, il s’agit d’un franc succès – le premier de Nolan – rapportant quelque 39 millions de dollars au box-office mondial. De nombreux critiques saluent sa mise en scène atypique, mais quelques voix, comme celle des Cahiers du Cinéma, fustigent à l’époque “un souci forcené de faire original”.

Le même “souci” qui deviendra la griffe de Nolan. Memento marque en effet le point de départ d’une étude attentive, spectaculaire et souvent alambiquée de son obsession : le temps. Morcelée dans Memento, cette dimension sera ensuite emboîtée (Inception), relative (Interstellar) puis réversible (Tenet). Il y a fort à parier que le prochain film du cinéaste se jouera, à nouveau, des codes de la durée. Alors, évidemment, on a hâte de découvrir quel casse-tête Nolan nous réserve encore. Pas vous ?