Les Dents de la mer : improbable inventeur du blockbuster

Les Dents de la mer : improbable inventeur du blockbuster

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Par Antonin Gratien

Publié le , modifié le

Encore un coup de Spielberg.

États-Unis, 1975. Les Dents de la mer déboule en salles avec la force d’une déferlante. Là où personne ne l’attend, ce film sans prétention d’un réalisateur qui n’est pas encore une icône du Nouveau Hollywood change à jamais la face du ciné hollywoodien. En lançant l’ère très, mais alors très, très, féconde du blockbuster made in US. Par quel prodige, demandez-vous ? Suivez le guide, à travers l’histoire d’une petite révolution du grand écran née en eaux troubles.

Question de température

À l’aube des 70’s, la distribution filmographique estivale n’a pas grand-chose à voir avec celle d’aujourd’hui. Grosso modo, c’est un peu une saison “poubelle”. Persuadés que peu de gens se presseront aux portiques des salles obscures entre juin et juillet, les producteurs diffusent essentiellement des “nanars” que leurs studios veulent liquider. Quant aux titres les plus prometteurs, ils sont majoritairement distribués pendant la période hivernale. Qui grelotte de froid s’orientera vers le confort ouaté des salles chauffées, se dit-on.

Cette logique du mercure est remise en question par la sortie fracassante des Dents de la mer en plein juin. Véritable raz-de-marée, le second long métrage de Steven Spielberg pulvérise les records du Parrain et de L’Exorciste pour se propulser au rang de plus grand succès cinématographique de tous les temps, avec 470 millions de dollars de recette à travers le globe. Un triomphe sans préméditation, qui allait, à la surprise générale, dessiner les contours des futures superproductions hollywoodiennes.

Une gloire que rien ne laissait présager

Lorsque Spielberg récupère le script de Jaws (titré Les Dents de la mer chez nous), il a derrière lui un sévère échec au box-office avec Sugarland Express. Et – pas de veine – le tournage de ce nouveau projet tourne vite au cauchemar. Une météo capricieuse entrave le tournage, l’animatronique des requins souffre de défaillances, les prises de vues durent trois fois plus longtemps que prévu. Quant au budget, il grimpe jusqu’à 12 millions de dollars – soit quatre fois son montant initial. L’enfer, en somme.

Le tournage a été si chaotique que Spielberg, un brin traumatisé, a admis qu’il avait carrément cru sa carrière cuite. “Je n’ai jamais fait de suite aux Dents de la mer parce que tourner le film a été un calvaire. Il y avait des problèmes sans fin avec les requins, et c’était un tournage infernal. J’ai cru que ma carrière était finie car personne n’avait jamais livré un film avec plus de 100 jours de retard”, déclarait le cinéaste au magazine britannique Total Film, en 2004.

L’aube d’une mode de longue haleine

Que ce soit à cause de son scénario digne des films de série B ou des embûches de tournage, avant sa sortie en salles, nul ne semble croire aux Dents de la mer. Même au sein du casting, il se murmure que l’œuvre sera un énième navet d’été. Sauf que. Face aux imprévus, Spielberg redouble d’ingéniosité. Constatant les défauts techniques des squales artificiels, le cinéaste décide par exemple de tout miser sur le suspens en suggérant la présence de l’animal. C’est ainsi que naît le thème légendaire, concocté par John Williams. Du génie.

Autre raison expliquant l’accueil chaleureux du film : le pari d’Universal Pictures. Pour soutenir le projet qui leur a tant coûté, le studio investi plusieurs millions de dollars dans une méthode jusqu’alors peu éprouvée : le marketing. L’arrivée du film s’accompagne d’une campagne publicitaire pharaonique incluant, notamment, des spots publicitaires sous la forme de teaser. Bien vite, l’ombre du shark plane sur toutes les ondes. Et chacun trépigne de se payer une frayeur, pop-corn en main, face au monstre.

Couplée aux moyens alloués aux Dents de la mer, cette opération marque l’acte de naissance du blockbuster moderne. Issu du jargon militaire, le thème désigne à l’origine une bombe capable d’anéantir un pâté de maisons. Il renvoie ensuite aux succès théâtraux explosifs avant d’être appliqué, à partir du thriller de Spielberg, aux superproductions usant d’effets spéciaux. Et soutenues par des manœuvres promotionnelles musclées.

Il ne faudra pas attendre longtemps avant que la recette passe à nouveau en cuisine. Deux ans, pour être précis, puisqu’en 1977 paraît… La Guerre des étoiles, opéra SF spectaculaire qui détrône Les Dents de la mer au rang de plus grand succès cinématographique et inaugure la vente en masse d’objets dérivés. Ça y est ! Le blockbuster devient un genre à part entière, jalousement défendu par les studios de Hollywood.

Tout droit sortis de cette “usine à rêves”, les lointains descendants des Dents de la mer s’appellent Avatar, Avengers: Endgame ou Spider-Man: No Way Home. Tous figurent dans le top des plus gros cartons de l’histoire du box-office. Et entre l’amélioration exponentielle des effets spéciaux et l’accroissement constant des fonds mobilisés pour la promotion des films, la machine n’est pas près de rouiller. Quelque part dans le monde, Spielberg approuve.