Birdman, ou l’éternel fantasme du « plan-séquence unique »

Birdman, ou l’éternel fantasme du « plan-séquence unique »

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Par Antonin Gratien

Publié le

En orchestrant l’illusion d’une scène continue, Iñárritu a relevé un challenge récurrent du ciné touchant à l’origine de cet art.

La claque, la très grosse claque. Difficile, après avoir vu Birdman, de ne pas se poser de questions sur sa fabrication. “A-t-il vraiment été tourné en une fois ?”, “Mais comment ont-ils fait ?”, “Elle est où l’arnaque ?”, etc. C’est que le cinquième long métrage d’Alejandro Gonzáles Iñarritu a de quoi désarçonner. Par un tour de force, le cinéaste mexicain a accouché d’une œuvre de 2 heures sans coupures. Du moins, sans coupures visibles.

Aussi spectaculaire pour le public qu’exigeante côté production, cette mise en scène en “un seul plan-séquence” n’a rien d’inédite. Avant d’être un défi technique auquel se sont frottés plusieurs cinéastes chevronnés, d’Hitchcock à Sam Mendes, le one shot était l’unique option des réalisateurs de la première heure, au XIXe siècle. À sa manière, Birdman a donc renoué avec une véritable mythologie du 7e art. Voici comment.

Zéro cut, ou presque

L’intrigue nous entraîne aux côtés de Riggan Thomson – amant lâche, père lacunaire et piteux mari. Mais est-il vraiment l’acteur has been qu’il craint de devenir ? Le personnage, campé par un Michael Keaton qu’on n’espérait plus voir briller à nouveau, refuse de le croire. Afin de retourner sous les feux de la rampe, ce comédien en pleine crise de la soixantaine décide d’adapter une nouvelle à Broadway.

Pendant les quelques jours précédant la grande première, on suit de près (de très près même), la laborieuse organisation de ce come-back. Afin de faire croire à une action se déroulant en “temps réel”, la caméra, ultra-mobile, colle littéralement aux baskets du protagoniste. En s’autorisant parfois des plans larges, ou des incursions auprès de personnages secondaires.

Iñarritu a confié qu’il avait opéré plus d’une dizaine de coupes imperceptibles à l’œil nu pour monter son film, grâce à plusieurs combines de montage et astuces numériques. Avec, en cuisine, son chef opérateur Emmanuel Lubezki, qui s’était distingué en travaillant sur les fameux plans-séquences de Gravity et de Fils de l’homme. On est donc loin du “zéro cut” rêvé, mais bien en deçà des centaines de plans-séquences que comportent la plupart des films standards.

Une scène emblématique de la difficulté à tourner en (faux) plan-séquence

Si la grande majorité de Birdman se déroule dans l’enceinte du théâtre dans lequel répètent les partenaires de Riggan Thomson, une partie de l’œuvre a lieu, quant à elle, sur Times Square. Un vrai casse-tête pour l’équipe de tournage. “Nous craignions qu’un passant regarde la caméra ou dérange la scène… Il n’y avait aucune possibilité de la couper […] tout devait être parfait”, avait expliqué Iñarritu auprès de Variety.

À problématique originale, solution pas banale. Pour éviter que la scène ne soit gâchée, la production a dû engager une… fanfare. Histoire de distraire les passants tandis que Michael Keaton, presque en tenue d’Adam, s’empressait de rejoindre l’entrée principale de l’établissement dans lequel son personnage devait se représenter. L’acteur s’était entraîné plusieurs jours en prévision du tournage, et la scène a nécessité quatre prises. Pour un résultat plus que savoureux, comme chacun sait.

Genèse et itinéraire du “plan-séquence”

L’idéal de la prise de vue unique d’aujourd’hui est la contrainte cinématographique d’hier. À l’aube du 7e art, les films tels que L’Arrivée d’un train à La Ciotat (1885) des frères Lumière étaient, par défaut, des one shot movies. Pour la simple et bonne raison que la longueur des bobines de pellicule était de 35 millimètres, soit onze minutes de film environ.

Ce n’est qu’après le développement des techniques de montage, au début du XXe siècle, que le concept de “plan-séquence” émerge. À mesure que les raccords se popularisent, les cinéastes apprennent à “tricher” pour camoufler leur cut. Alfred Hitchcock a usé de ces techniques (fondus au noir, coupes sèches…) dans son huis clos La Corde (1948). Présenté comme un seul plan-séquence, l’œuvre est le fruit de l’assemblage – discret – de onze plans correspondant à la durée maximale d’une bobine chacun.

Mais, depuis l’arrivée du numérique, les séquences ne sont plus limitées par la longueur des pellicules. Ainsi, le cinéaste russe Alexandre Sokourov a par exemple tourné L’Arche russe (2002) en promenant sa caméra, le temps d’une seule journée et sans discontinuité, entre les murs vénérables du musée de l’Ermitage. Jugez par vous-même du rendu :

“J’ai voulu plonger le public auprès d’un personnage”

Qu’il s’agisse d’Hitchcock, de Sokourov ou, plus récemment, de Sam Mendes avec son époustouflant 1917, chaque réalisateur s’essaie au “plan-séquence unique” pour des raisons précises. Concernant Iñarritu, il s’agissait, par-delà la prouesse technique, d’immerger les spectateurs dans une trame narrative aux accents désespérés.

“Chaque pas, chaque mouvement était prévu ; rien n’a été laissé au hasard”, avait déclaré le cinéaste avant d’ajouter : “il ne s’agit pas d’une démarche strictement visuelle, je voulais entrer dans la tête du personnage, que son ressenti et celui du spectateur ne fassent qu’un”. Pour maintenir le public captif des tourments de Riggan Thomson, le meilleur moyen s’avérait de le suivre pas à pas, non stop.

Cette démarche avait de quoi étonner, venant d’un réalisateur dont la filmographie antérieure (Amours chiennes, Babel) illustrait des destins croisés rythmés par de nombreux plans-séquences. “Les gens m’attendaient encore dans le registre du film choral fondé sur un montage fragmenté […] Birdman a été libérateur pour moi. Il m’a permis d’explorer une nouvelle grammaire visuelle”, avait confié le cinéaste à Première en 2015.

C’est peu dire que cette rupture avec sa propre tradition cinématographique a été auréolée de succès. Présenté en ouverture de la Mostra de Venise en 2015, Birdman a raflé 14 prix dont l’oscar du meilleur film, ainsi que celui du meilleur réalisateur. Nouvelle (et certainement pas dernière) quête du légendaire “plan-séquence unique”, cette œuvre restera sans doute inscrite au Panthéon du genre.