“Le don d’organes est encore un sujet tabou” : entretien avec Florence Corcuff, transplantée du foie à l’âge de 4 ans
“Le don d’organes est encore un sujet tabou” : entretien avec Florence Corcuff, transplantée du foie à l’âge de 4 ans

“Le don d’organes est encore un sujet tabou” : entretien avec Florence Corcuff, transplantée du foie à l’âge de 4 ans

Par Konbini avec Don Dorgan

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Le parcours de Florence Corcuff est hors du commun : tout a commencé en 1988 à Paris, à l’époque où furent pratiquées les premières greffes pédiatriques au monde. Greffée du foie alors qu’elle n’avait que 4 ans, la jeune femme aujourd’hui âgée de 33 ans nous livre un témoignage entier, saisissant et optimiste.

Cela fait peu de doute à l’entendre : sa transplantation a marqué sa vie, accentuant sa détermination à se dépasser et à se tourner vers autrui. Elle aurait pu mener une vie calme et timorée, mais Florence a pris le contre-pied en se lançant dans le sport à haut niveau. S’il paraît peu évident de vivre avec un “bout” de quelqu’un d’autre, la jeune femme a choisi d’adopter son greffon sans question, fonçant dans la vie sans jamais s’apitoyer sur son sort ou celui de son corps.

Elle le sait depuis le début : elle sera éternellement reconnaissante de la seconde chance qui lui a été donnée et de la bienveillance de son entourage après sa transplantation. Fière mère de deux petites filles, Florence nous raconte ici les grandes étapes de sa vie, de sa greffe à aujourd’hui.

Konbini | Vous avez été greffée à l’âge de 4 ans. Que ressent une petite fille à ce moment-là ?

Florence Corcuff | À la naissance, j’avais une absence des voies biliaires. C’est ce qui permet d’oxygéner et de drainer le foie pour qu’il ne “s’étouffe pas”. Je n’avais pas d’autre choix que de me faire greffer. J’ai attendu quelques mois, quatre peut-être, avant que l’on trouve un donneur compatible. Puis j’ai été greffée dans la nuit du 19 au 20 novembre. Je viens de fêter mon 29e anniversaire de greffe !

Ça peut sembler bizarre, ou contraire à l’imaginaire collectif, mais j’ai vécu complètement normalement en attendant. J’étais surveillée de près, certes – parce que j’étais un peu plus faible que les autres et j’étais surtout plus jaune – mais je vivais comme n’importe quel enfant.

Quand le bip a sonné, j’étais même sur un terrain de foot avec mon père pour son entraînement ! Puis un hélicoptère est venu me chercher, direction Paris pour l’opération. Il faut dire qu’on est en 1988 : à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de services spécialisés. Les greffes étaient déjà peu communes, alors sur des enfants…

Quel souvenir vous reste-t-il de cette greffe aujourd’hui ?

J’ai été transplantée très petite, je ne me souviens pas beaucoup de ma greffe. J’ai quelques souvenirs d’odeurs de l’époque, d’hôpital surtout.

La greffe fait partie intégrale de moi. Il y a ma cicatrice qui me le rappelle, ainsi que mon traitement médicamenteux quotidien !

En fait, mes parents m’ont tout de suite réintégrée à une vie normale après la greffe : je suis restée trois semaines ou un mois à l’hôpital, et puis je suis retournée à l’école dès ma sortie ! Dans ma famille, on ne s’est pas apitoyé sur mon sort. Sans l’étouffer, on a fait de ma greffe une non-histoire.

Comment vit-on avec l’organe de quelqu’un d’autre ?

Alors là, je ne me pose jamais cette question ! Sinon on tombe dans des élucubrations sans fin. Il y a le danger du transfert si on commence à vouloir connaître l’identité de la personne qui nous a donné un organe.

En France, le don est anonyme et la loi interdit de révéler les noms des donneurs. Je me suis toujours dit que ça ne servait à rien de tergiverser, je ne saurai jamais qui est mon donneur.

Par contre, c’est vrai que j’ai quand même eu besoin de me raconter une histoire pour donner une origine à mon foie, en imaginant que c’était un petit garçon qui me l’avait donné. Voilà, c’est mon imaginaire qui a façonné une légende. Ça a aidé à construire la personne que je suis aujourd’hui, sans occulter le fait que j’ai grandi comme ça, avec un foie qui ne m’a pas appartenu dès la naissance.

“On m’a tellement donné quand j’étais petite, que quelque part je pense que j’ai eu besoin de le rendre à mon tour.”

Vous avez pratiqué la natation à haut niveau. Comment avez-vous surmonté les difficultés liées à votre greffe ?

Ça s’est fait le plus normalement du monde : à l’école, il y avait activité piscine, j’y suis allée comme tous les autres élèves. Puis c’est devenu une passion. J’ai nagé pendant des années, jusqu’à ce que le président de l’association TransHépate me mette en lien avec Trans-Forme, une asso sportive pour les transplantés du monde, tous organes confondus.

Trans-Forme organise des compétitions nationales et internationales des transplantés et dialysés. J’ai commencé en 1996, et jusqu’en 2005 j’ai pu faire de nombreux voyages pour concourir et promouvoir le don d’organes. C’est vraiment la compétition et le partage : aux jeux des transplantés, tu applaudis plus celui qui a du mal à finir sa course que le premier arrivé !

Vous avez travaillé dans le social, auprès d’enfants autistes. De quelle manière votre greffe a influencé vos choix de carrière ?

On m’a tellement donné quand j’étais petite, que quelque part je pense que j’ai eu besoin de le rendre à mon tour. Le social, c’est une nécessité pour moi. Je ressens un vrai besoin de prendre soin d’autrui. Aujourd’hui, je travaille dans un cabinet dentaire parce qu’après la naissance de mes filles, j’ai eu beaucoup de mal à faire la part des choses avec mon ancien travail. Il a fallu que je fasse une coupure pour reprendre un équilibre émotionnel.

Mais je sais que je retournerai travailler dans le social, c’est une véritable vocation et j’en ressens le manque aujourd’hui. Il n’y a pas de hasard, notre vie d’aujourd’hui, c‘est notre enfance d’hier. Ça n’est pas étonnant que ma greffe ait eu un impact sur la personne que je suis devenue, avec les centres d’intérêt qui vont avec.

“Où que l’on soit, le risque zéro n’existe pas. Alors inutile de s’arrêter sur le premier écueil !”

Vous avez eu deux filles : appréhendiez-vous la grossesse ?

À aucun moment je n’ai pensé à ma greffe ! Il faut dire que notre première enfant n’était pas tout à fait prévue. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, je me suis dit que j’allais accoucher comme tout le monde à la clinique d’à côté. Puis je suis allée voir mon médecin un peu comme une touriste, pour une banale visite.

Il m’a immédiatement remise en place, en me disant que pour mon cas il me fallait une maternité spécifique de type 3, avec un pôle mère-enfant. Pourtant, je ne voyais pas le problème : je me sentais très bien !

Mais on a encore trop peu de recul sur les grossesses de transplantées. Ça a été une première grossesse difficile, non pas parce que je suis greffée, mais par manque de connaissances sur les grossesses avec greffe. J’ai été baladée d’un endroit à un autre sans réaliser quels étaient les risques.

Ça ne m’a pas empêchée de réitérer avec une autre grossesse tout à fait normale, qui m’a donné une seconde fille, née certes un mois avant (parce que les grossesses de transplantées n’arrivent souvent pas à terme), mais tout à fait dans les clous !

Même longtemps après l’opération, les greffes peuvent toujours être rejetées. Trente ans après, avez-vous encore des craintes concernant votre transplantation ?

L’adaptation du greffon se fait dès le début, et dans mon cas je ne m’en souviens pas. C’est surtout mes parents qui ont été touchés par ces changements, à gérer minutieusement le traitement médicamenteux post-greffe et le régime alimentaire strictement sans sel.

Encore aujourd’hui, bien sûr qu’il y a toujours des risques de rejet de l’organe greffé : c’est pour ça qu’on prend un traitement à vie avec des immunosuppresseurs, pour que notre corps ne rejette pas le “corps étranger”. Mais où que l’on soit, le risque zéro n’existe pas. Alors inutile de s’arrêter sur le premier écueil !

Quel regard portez-vous sur le don d’organes aujourd’hui ?

C’est encore aujourd’hui un sujet tabou puisqu’il évoque la mort. Pourtant, c’est une belle chose. Il y a toutes les raisons du monde pour dire “non” et je ne jugerai jamais le refus du don, tant que l’avis est tranché. Je n’ai pas de conseil à donner si ce n’est de bien s’informer pour prendre la bonne décision avant d’en parler à sa famille et ses proches.

Parlez-en autour de vous

Comme le dit Florence, l’essentiel est de se renseigner et d’en parler avec ses proches. C’est aussi pour cela que l’Agence de la biomédecine revient avec une nouvelle campagne en présentant les « Endy Awards », une cérémonie parodique des morts les plus absurdes qui nous rappelle que nous sommes tous donneurs d’organes présumés. Bien sûr, on peut s’y opposer si on le souhaite : il suffit de le faire savoir. Tous les renseignements sur la question sont à retrouver sur dondorganes.fr.