Ne passez (vraiment) pas à côté de Eesah Yasuke, future étoile du rap français 

Ne passez (vraiment) pas à côté de Eesah Yasuke, future étoile du rap français 

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© Jordan Beline

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Par Hong-Kyung Kang

Publié le

Dans Warm Up, on réalise un focus sur des artistes dont vous allez (sûrement) entendre parler dans les mois à venir.

Certains vécus se révèlent trop denses pour être racontés, et sont condamnés à rester en marge. Pour représenter ces voix étouffées, Eesah Yasuke s’exprime avec des mots justes, qui composent un texte à la puissance incisive et au pouvoir évocateur inouï. Comme le suppose le titre de son premier EP, Cadavre exquis, la jeune rappeuse lilloise assemble les bribes d’une vie morcelée, dont chaque étape a marqué une existence qui s’accomplit petit à petit. Pour Easah Yasuke, l’écriture est un exutoire qui lui permet de se retrouver, et de marquer sa place dans ce monde. Écoute, et entretien de présentations. 

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Konbini | Peux-tu te présenter ?

Eesah Yasuke | Moi c’est Eesah Yasuke. Je suis rappeuse depuis 2018. J’ai commencé par écrire des poèmes quand j’étais au foyer, c’était mon exutoire. Puis j’ai laissé l’écriture de côté pendant un moment. 

Récemment, j’y suis revenu, parce qu’il me paraissait urgent de rapper. À l’origine, je n’avais pas la volonté de faire de la musique, mais j’en ai eu besoin. Le rap et l’écriture sont cathartiques pour moi, ce sont des choses qui me soignent. Mon entourage m’a dit que j’avais une vraie plume, et m’a poussée à continuer la musique. Et je suis là aujourd’hui. 

Tu faisais quoi avant de commencer la musique ? 

J’étais en école pour devenir éducatrice spécialisée. Je bossais avec des personnes à la rue, qui ont eu des parcours compliqués. Des personnes qui vivent dans des squats, qui ont parfois eu des parcours migratoires, qui ont vécu des choses difficiles. C’est au contact de ces gens que j’ai repris l’écriture. J’avais vraiment besoin d’exulter. 

À quel moment es-tu passée de l’écriture littéraire à l’écriture de textes de rap ? 

À cette même période où j’ai repris l’écriture. J’avais envie de pouvoir dire mes textes. Ce n’est pas la même chose que juste écrire. Interpréter ton texte, avec toutes les émotions qu’il implique, c’est puissant. 

Un jour d’été, dans un parc, j’ai croisé un groupe de musiciens. Il y avait un guitariste et un batteur. Je trouvais ça improbable, et ça m’a intriguée. À cette époque, je commençais à écrire mais je n’avais encore rien mis en musique. Je suis allée voir les musiciens, et j’ai rappé mes textes pour la première fois. C’était un moment magnifique qui a duré jusqu’à trois heures du matin. Il y avait des gens qui passaient, qui étaient touchés, qui me demandaient “mais qu’est-ce que tu veux dire ?” L’échange était magique. C’est à ce moment que je me suis dit que la musique pouvait toucher les autres, et que ce n’était pas uniquement pour moi. Je me suis rendu compte que c’était quelque chose que j’avais envie de partager. 

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Comment tu décrirais ton univers ? 

Mon premier projet, qui s’intitule Cadavre exquis, est très introspectif et personnel. Après, j’ai du mal à classer ce que je fais. [sourire] Je suis très influencée par le rap, mais j’ai grandi avec la rumba congolaise, beaucoup de musiques africaines. Même si ça ne se ressent pas dans mes morceaux, j’ai aussi été initiée au rock, avec Rage Against the Machine, Red Hot Chili Peppers ou Muse, et ça me parle autant. 

Est-ce que tu arrives à distiller toutes ces influences dans ta musique ? 

Je ne le fais encore, je pense. J’essaie d’y revenir dans les morceaux que je produis ces derniers temps. Mes influences rock ne se ressentent pas vraiment dans Cadavre exquis, mais je pense que ça sera plus évident dans mes prochaines créations. 

Ton premier EP s’appelle donc Cadavre exquis, est-ce que ce projet a été pour toi une manière d’expérimenter l’écriture, à la manière d’un cadavre exquis ? 

Ouais, quelque part. J’ai appelé cet EP “Cadavre exquis”, parce que je trouve que j’en suis un. Un cadavre exquis est fait de choses qui sont différentes, qui n’ont parfois rien à voir entre elles, mais qui forment un tout cohérent. Et c’est ce que je suis. 

Mon EP est quelque part un hommage au parcours que j’ai eu : j’y explique ma période en foyer, mon vécu à droite et à gauche. On peut dire que j’ai un parcours compliqué, et c’est pour cela que je peux dire que je suis un cadavre exquis. 

Aujourd’hui, Dieu merci, je suis saine d’esprit. J’ai des frères et des sœurs de foyers qui ont malheureusement connu une toute autre finalité. J’ai cette bénédiction de m’en être sortie finalement. 

Comment ton vécu t’aide aujourd’hui à écrire ? 

Il m’aide tous les jours. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’être dans la combativité. Chaque jour est un combat pour moi. C’est réel. De la même manière, c’est aussi un challenge de s’imposer et de faire son nom dans la musique. Et comme je l’ai vécu dans mon parcours personnel, je le corrèle à ce que je suis en train de vivre dans la musique. 

Quand on écoute tes morceaux, il y a d’ailleurs beaucoup de mélancolie.

Effectivement, il y a de la mélancolie, mais il a également de l’espoir, une lumière. Cadavre exquis, c’est un état des lieux de tout ce qui a pu être vécu à un instant T, mais aussi un regard vers ce qui va se passer maintenant. 

En ce moment, beaucoup de rappeurs se concentrent plus sur la mélodie, mais tu sembles prôner un rap beaucoup plus écrit. 

L’écriture, c’est hyper important. C’est la base. Je ne me vois pas écrire des phases juste pour la rime. S’il n’y pas de sens, ça ne m’animera pas, et ça ne fonctionnera pas. Le texte est hyper important pour moi. 

Donc la musique doit forcément porter un sens, selon toi ? 

C’est mon avis, ça ne veut pas dire que c’est le cas pour toutes les musiques que j’écoute. Parfois, j’écoute des morceaux plus festifs dans lesquels il n’y a pas de messages, et ça ne me dérange pas. Mais c’est vrai que moi, dans ce que je fais, je trouve que c’est important qu’il y ait des messages. Par exemple, je vais dénoncer le racisme que moi et mon entourage pouvons vivre. C’est quelque chose qui m’anime. 

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Tu me parles de racisme, est-ce qu’il y a des thèmes que tu n’as pas abordé dans Cadavre exquis que tu aimerais aborder par la suite ? 

En ce moment, je suis en train d’écrire un texte, dans lequel je vais un peu plus dans le détail. Cadavre exquis, c’est plus du caché-dévoilé. C’est ma personnalité : je suis pudique, donc je n’ai pas envie de tout dire non plus. Mais maintenant, j’ai envie de développer un peu plus mon vécu. 

J’ai longtemps caché mon parcours, parce qu’il était mal vu, on pouvait me dire par exemple que j’étais une délinquante. Mais maintenant, j’ai envie de le revendiquer, parce qu’en France, je ne connais personnellement pas de figure qui était en famille d’accueil et qui a réussi. Je n’ai pas la prétention d’être un modèle, mais j’ai envie de témoigner pour mes frères et sœurs qui sont encore en foyer. On vit au jour le jour là-bas, on ne se projette pas dans quelque chose de plus stable. Et j’ai envie de montrer que c’est possible d’être là. 

Il y a des rappeurs dont l’écriture t’a marquée, que tu prends comme modèle ? 

Disiz. J’ai beaucoup suivi ce qu’il a fait. Et récemment, celui qui réussi à me transcender, c’est Isha. Et plus récemment encore, Frenetik. 

Et dans la vie de tous les jours, il y a des choses qui t’inspirent en particulier en ce moment ? 

Le racisme, fort. C’est ce qui m’anime en fait. Je n’arrive pas à ne pas en parler. J’en parle dans tous les textes que j’écris ces derniers temps. Alors que dans mes premiers textes, même si je savais que j’avais envie d’aborder ce thème, je ne trouvais pas les mots. 

Comment on fait pour “bien” parler du racisme ? 

Je ne sais pas s’il y a une bonne manière, chacun le vit à sa façon. C’est très personnel. Moi, je fais état de ce que je ressens, et un autre artiste en parlera d’une autre manière. Je ne sais pas s’il y a une bonne façon d’en parler, l’important c’est déjà de le faire. 

Tu dirais que ta musique est politisée ? 

Je ne pense pas que j’irais jusque là. Je prends simplement des positions, et je les assume. L’art sert aussi à cela. 

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Tu es signée sur quel label ? 

Banzaï Lab, à Bordeaux. 

Selon toi, quels sont tes axes de progression ? Peut-être travailler plus tes influences rock comme tu as dit ? 

Oui, c’est sûr. C’est déjà en réflexion. On revient toujours aux inspirations qui nous ont portés quand on était plus jeunes. J’ai fait une résidence avec des musiciens rock il y a pas longtemps, et je me suis rendu compte que j’avais oublié à quel point cette musique me faisait vibrer. Et ces influences vont plus se ressentir dans mes prochains morceaux, les sonorités seront sensiblement différentes de celles de Cadavre exquis

Quelles seraient les meilleures conditions pour écouter ta musique ? 

Casque. Et après, partout. Ça dépend du morceau. Par exemple, le titre “Mon ciel”, tu peux l’écouter en courant sur ton tapis à Basic Fit. Ça peut te déter. [rires] Alors que “5ème Roue”, j’imagine que tu peux l’écouter quand tu es posé dans ton canapé, plongé dans tes pensées. 

Quels sont tes futurs projets ? 

Il y a un projet triptyque sur lequel je suis en train de bosser, qui arrive prochainement, à la rentrée. Ça va être une autre facette de moi, ça va être différent de Cadavre exquis

On peut te souhaiter quoi pour la suite ? 

Que du bon, des bénédictions. La réussite. Toucher encore plus de cœurs. 

Un mot de la fin ? 

Allez streamer mon EP Cadavre exquis. J’espère que ça va vous toucher.