Mais pourquoi y a-t-il eu autant de rééditions d’albums en France cette année ?

Mais pourquoi y a-t-il eu autant de rééditions d’albums en France cette année ?

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Par Guillaume Narduzzi

Publié le

Depuis quelques mois, les rééditions et versions Deluxe s'accumulent. Une conséquence logique de l'âpre bataille commerciale.

Et s’il suffisait de s’offrir une nouvelle cover rouge et quelques morceaux inédits pour atteindre le disque de diamant ? On peut en tout cas légitimement se poser la question, puisqu’ils sont plusieurs à avoir eu cette même idée dans un laps de temps très réduit : Angèle avec Brol, la suite, Aya Nakamura avec la version Deluxe de Nakamura, ou encore Lomepal avec Amina. La guerre à la réédition est montée d’un cran en cette fin d’année, lorsque les trois artistes cités ci-dessus, et qui n’ont pas forcément grand-chose en commun, adoptent la même stratégie avec une esthétique similaire. Le tout en seulement deux semaines. Réédition, super-édition, version Deluxe… Peu importe l’intitulé, le résultat est bien souvent le même.

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Pratique encore réservée aux plus gros succès commerciaux il y a encore quelques années, la réédition s’est actuellement démocratisée à une vitesse folle. À tel point qu’elle est même devenue incontournable pour de nombreux artistes aujourd’hui, et vient de plus en plus se mêler à la guerre hebdomadaire des sorties du vendredi. Avec, à chaque fois ou presque, une frontière très perméable entre ambitions purement artistiques et stratégies commerciales.

Une pratique démocratisée

Remontons un peu dans le temps et commençons par un exemple simple et classique, celui d’Eddy de Pretto. En mars 2018, le kid de Créteil sort son tant attendu premier album, Cure, après s’être fait remarquer un an plus tôt avec son EP Kid. Le succès est immédiat, l’album se classe quasi immédiatement au sommet des charts français et l’emballement médiatique suit son cours, fort logiquement. Quelques mois plus tard, en novembre, alors que l’intérêt autour d’Eddy de Pretto commence à s’essouffler et que les ventes (et écoutes) de son album diminuent, le chanteur français lâche une réédition : Culte. Il n’en fallait pas plus pour que l’on reparle de l’artiste. Pourtant, il n’a dévoilé que quatre nouveaux morceaux et trois versions instrumentales de ses précédents tubes. C’est le schéma typique de la réédition, et de tout ce qu’elle engendre.

Un effort bien léger, certes, mais qui, s’il est intelligemment fourni, peut être particulièrement bénéfique. Car qui dit réédition, dit également nouvelle promotion, course aux médias et intérêt (plus théorique et difficile à prévoir) du public. De plus, c’est un moyen pour des artistes qui sont pour l’immense majorité en tournée (suite à la parution du disque originale) de vendre au mieux leur show et de remplir le plus possible les prochaines salles de concert. Et l’exemple d’Eddy de Pretto est très loin d’être isolé. Angèle, Kaaris, Soprano, PLK, Aya Nakamura, Koba LaD, Gims… tous ont dévoilé une réédition d’un album au cours des derniers mois. Avec plus ou moins de réussite.

Certains ont ainsi brillé, apportant un parachèvement à l’album original. La réédition devient alors le meilleur moyen de remettre en avant un album qualitatif, parfois mésestimé du public. Ce fut le cas notamment de Dinos, avec Imany Deluxe, où il livrait sept nouveaux titres plus inspirés les uns que les autres. Le groupe rennais Columbine peut également être mentionné parmi les plus audacieux. Foda C et Lujipeka n’ont pas hésité à innover sur Adieu, au revoir – réédition d’Adieu bientôt. Avec des morceaux glissés devant ceux du premier album, les deux jeunes artistes ont brillamment continué de développer leur singularité.

Un même format, plusieurs finalités

D’autres s’en sont servis pour amorcer un virage artistique. C’est le cas, par exemple, de Lomepal. Après la révélation et le carton de son premier album FLIP, l’artiste parisien a travaillé sur une version Deluxe pour la fin de l’année 2017. Au programme, seulement trois nouveaux morceaux, trois instrumentales mais de nombreuses versions acoustiques en live. Si les fans ont crié au scandale au moment de la sortie, regrettant le peu de titres inédits, les versions acoustiques laissaient-elles entrevoir le Lomepal d’aujourd’hui, plus que jamais porté sur le chant et inspiré par la variété française. Un an plus tard, il dévoile son deuxième album Jeannine, et celui-ci sonne alors immédiatement comme une suite logique évidente.

On peut constater la même chose, à un degré moindre certes, avec son grand pote Roméo Elvis. Dans le très judicieusement nommé Morale 2luxe, le rappeur belge propose à son public pas moins de dix nouveaux morceaux, ainsi qu’un remix. Des nouvelles productions qui tendent davantage vers quelque chose de plus populaire, plus éclectique et varié. Une évolution que l’on a pleinement pu constater sur son dernier album en date, Chocolat, dévoilé en avril dernier.

Mais cela peut parfois s’apparenter à un coup d’épée dans l’eau, après un échec artistique et commercial (Kaaris – réédition de Or Noir 3). Parfois à une simple formalité précipitée et manquant d’ambition, contrairement à l’album original (PLK – réédition de Polak). Ou bien parfois une sorte d’obligation parfaitement chronométrée pour tenter de satisfaire des fans de plus en plus insatiables (Koba LaD – réédition de L’Affranchi).

Le public n’est pas dupe. Enfin, il l’est de moins en moins. Si la réédition arrive trop rapidement, l’intérêt n’est pas encore retombé et cela peur créer un phénomène de lassitude, voire d’exploitation de l’auditeur. Résultat : le public passe à autre chose, c’est un échec. Si la réédition n’est pas assez fournie et travaillée, cela passe pour du “foutage de gueule”. Résultat : le public boude, c’est toujours un échec. Si la réédition arrive trop longtemps après la parution de l’album d’origine, le risque est de passer totalement inaperçu. Résultat : le public s’en fout, c’est encore un échec. Il faut donc trouver la parfaite harmonie entre timing, qualité et quantité. Peu évident surtout que l’exercice a souvent été délaissé et pas vraiment exploité auparavant, avec des versions live, des acoustiques, des remix… sans grand intérêt. Toute une affaire donc, mais qui grâce à cette même exigence des consommateurs a permis à certains artistes d’innover en se prêtant à cet exercice si singulier.

Comme l’explique très bien Le Mouv’ dans cet article, Or Noir 2.0 de Kaaris et Futur 2.0 de Booba (à l’époque où Orly n’était pas encore l’ambassade de la boxe française) ont été des fondations de la réédition pour le rap français. Des modèles du genre, avec des disques originaux agrémentés chacun d’une dizaine de morceaux qualitatifs. Montrant ainsi le potentiel et les possibilités de ce format délicat et plus subtil qu’il n’y paraît. Récemment, on a pu entendre Orelsan sur ce format. Après son excellent disque La Fête est finie, le rappeur caennais a dévoilé un an après un épilogue de haut niveau, porté notamment par un feat. bouillant avec Damso sur “Rêves bizarres”. Indéniablement l’un des meilleurs exemples récents de réédition. Il a, cette année, été imité par Lomepal et Angèle, qui respectivement avec Amina et Brol, la suite, ont eux aussi décidé de disposer leurs nouvelles pistes en tête de la tracklist – tout comme Columbine, donc.

Le double album réinventé

Des nouvelles contraintes qui ont aussi inspiré Dadju (et oui, ce n’est pas le frère de Gims pour rien). Si son frère avait proposé une déclinaison façon Matrix (Pilule bleue/Pilule rouge) en 2015 avec Mon cœur avait raison, Dadju a lui sorti un effort nommé Poison le 15 novembre dernier. Rien d’anormal jusque-là, sauf que l’ancienne moitié de The Shin Sekaï va oser sortir Antidote seulement trois jours après, le 18 novembre. Chacun est composé de quatorze morceaux, et cet album en deux actes, sous forme de thèse antithèse, ressemble à un véritable coup de maître de la part de celui qui s’était déjà distingué avec sa réédition Gentleman 2.0.

On peut également penser à Nekfeu, avec son expansion des Étoiles vagabondes. Même si le résultat est là, plus proche d’une sorte de double album, le fennec a particulièrement bien joué son coup. Alors que les ventes commencent généralement à diminuer deux semaines après la parution d’un disque, c’est exactement le moment qu’a choisi l’ancien membre de 1995 pour relancer l’intérêt (déjà considérable) de son public : une expansion. Des nouveaux titres, créés en même temps que les premiers publiés, qui viennent s’insérer entre eux, dans la tracklist d’origine. Du jamais vu. Et c’est probablement là que le cyborg du rap français a sûrement fait la différence avec ses principaux concurrents, PNL, qui se sont eux contentés d’une réédition classique avec quatre nouveaux titres, se tirant même une balle dans le pied avec l’exclusivité Apple Music pour la première semaine d’exploitation.

La course aux certifications

D’autant plus que, si les morceaux bonus ne sont pas fondamentalement mauvais, ils viennent difficilement se greffer à l’album Deux Frères d’origine. L’outro “La misère est si belle” était parfaite pour ce projet, et ces nouveaux sons ont uniquement pour objectif de combler de bonheur les fans du duo des Tarterêts, aussi nombreux soient-ils, quitte à défoncer la tracklist au passage. On peut exprimer le même reproche au Sauce God, Hamza. Celui qui vient de sortir son Santa Sauce 2, a lui aussi dévoilé sa version Deluxe de Paradise le 2 août dernier. Et par conséquent, la superbe outro “Minuit 13” avec Chris et Oxmo Puccino n’est plus le dernier morceau – même s’il y avait là de quoi gentiment patienter jusqu’à Noël, avec pas moins de huit morceaux, dont un featuring avec 13 Block. 

Le même groupe sevranais, auteur à coup sûr d’un des albums de l’année avec BLO, a lui aussi cédé aux sirènes de la réédition. Six mois après, cinq nouveaux morceaux. Mais que ce soit pour Hamza ou 13 Block, c’est le même combat : il faut aller chercher la certification. Loin de la guerre entre Nekfeu, PNL et autre Ninho, qui cumulent eux les disques d’or, de platine, voire de diamant, les artistes plus confidentiels ont besoin de ces authentifications pour faire valoir leur travail et toucher un nouveau public, plus large. La réédition apparaît alors comme le moyen le plus évident pour y accéder, poussant alors la consommation de musique à son paroxysme.

La vie en triple

D’autant plus que, même si l’écoute est intimement liée au streaming, la réédition d’un album peut engendrer un regain de vente de CD physique. Au même prix, vous jugez plus rentable d’acheter un album dès sa sortie ou d’attendre quelques mois pour obtenir sa version augmentée ? La réponse est vite trouvée, et Gims ne s’est pas trompé. L’ancien membre de la Sexion D’Assaut, déjà auréolé d’un succès populaire presque inégalé avec ses deux premiers opus – tous les deux pourvus par la suite de rééditions d’ailleurs, va frapper fort avec Ceinture Noire. Une première version paraît en mars 2018.

Mais loin de là l’idée de s’arrêter en si bon chemin. Un an plus tard, en avril dernier, Gims propose cette fois une première réédition nommée Ceinture Noire : Transcendance. Les treize titres qui composent Transcendance s’ajoutent donc aux quarante déjà présents sur Ceinture noire, et on a déjà le tournis. Mais l’ancien prodige de Wati B va aller encore plus loin, avec une deuxième réédition le 6 décembre dernier, Ceinture Noire : Décennie. Quatre nouveaux morceaux, pour un total vertigineux de cinquante-sept (!) pistes. Au moins, on en a pour son argent. Certains appelleront ça la folie des grandeurs, mais c’est ainsi que Gims s’est imposé comme le maître incontesté de la réédition. Et ce, même si Soprano ne doit pas traîner bien loin derrière.

En seulement un an, une autre experte se dégage de la mêlée : Clara Luciani. La chanteuse française a poussé (avec réussite) le concept encore plus loin, puisque son très bon premier album Sainte-Victoire a bénéficié non pas d’une mais de deux rééditions. La première, parue au début de l’année 2019, s’est imposée grâce à son entêtant morceau “Nue” et à la géniale reprise “inversée” de “Qu’est-ce que t’es belle” de Marc Lavoine en compagnie de Catherine Ringer, avec cette fois Philippe Katerine. La seconde réédition (nommée “super-édition”), dévoilée le 22 novembre dernier, devrait bénéficier d’un succès similaire, notamment grâce à l’intimiste titre “Ma sœur” ou la reprise de la mythique “chanson de Delphine” avec un certain Vladimir Cauchemar. Et pour promouvoir ce genre de stratégies, rien de mieux qu’un clip diffusé le jour même de la sortie – une actualité permettant de nourrir l’autre, et vice-versa.

Nul besoin de rééditer pour briller

Un moyen de continuer à composer avec des bases déjà présentes, plutôt que de se lancer dans un nouveau projet où il est primordial de tout concevoir à nouveau et de tout repenser de A à Z. Une manœuvre toujours délicate, toutefois, puisque le risque d’une discontinuité avec l’œuvre initiale – tant dans le discours que les sonorités et la fameuse couleur de l’album – est toujours présent. L’intérêt étant de continuer d’être pertinent sur un sujet et dans un univers déjà exploité, sans tomber dans l’écueil de la redondance. Un véritable jeu d’équilibriste. De là à imaginer des tracklists évolutives, comme l’avait fait le toujours précurseur Kanye West avec The Life of Pablo il y a trois ans ? Il n’y a qu’un pas, aussi minime soit-il, à franchir.

Un petit jeu qui compte encore quelques résistants. Vald n’a pas (encore) eu besoin de rééditions, et n’en a jamais fait, préférant sortir des sortes de grosses compilations indépendantes (NQNT33) et des éditions limitées de ces disques en version physique pour assurer les chiffres. Niska et SCH n’ont jamais utilisé cette stratégie. Mais le meilleur contre-exemple reste encore Ninho, qui, cette année, est parvenu à se mêler à l’opposition Nekfeu/PNL avec son album Destin, sans sortir le moindre bonus par la suite. C’est le seul des trois dans cette situation.

Pourtant, les rééditions débarquent de plus en plus rapidement après la parution du premier CD, comme si elles faisaient désormais partie intégrante de la stratégie de promotion d’un disque. Des tactiques imposantes, au grand dam des artistes moins connus du grand public. Avec les rééditions, les gros poissons monopolisent l’attention des auditeurs et des médias, quitte à parfois totalement se l’approprier. Ne laissant ainsi que des miettes aux chanteurs et artistes en développement, et limitant ainsi un renouvellement naturel des têtes d’affiche de la pourtant très vaste scène française.