Miyachi, Stuts, Tigarah : le rap japonais pourrait bien prendre la relève

Miyachi, Stuts, Tigarah : le rap japonais pourrait bien prendre la relève

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Par Eléna Pougin

Publié le

À la découverte du rap nippon, avec trois de ses figures émergentes, que nous avons rencontrées au festival la Magnifique Society.

Si le hip-hop est en effervescence dans la plupart des pays du monde, il reste encore au moins un pays qui peine à l’exporter : le Japon. Pourtant, les artistes locaux ont commencé à se faire remarquer au cours des dernières années, et leur influence dans l’archipel ne cesse de croître.

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C’est pour cette raison qu’il nous a paru indispensable de rencontrer certains de ces talents afin de mieux connaître ce mouvement encore très éclectique. Et quel meilleur endroit que la Magnifique Society pour les découvrir ? Le festival propose en effet depuis son commencement une scène japonaise émergente de qualité. Nous avons donc pu échanger avec trois de ses personnages les plus prometteurs.

Alors que Stuts est un producteur reconnu, Tigarah est une rappeuse originaire du Japon qui voyage par-delà les océans. Elle a ainsi vécu de nombreuses années en France, et elle parle d’ailleurs très bien notre langue. Elle est aujourd’hui retournée y vivre, et compte parmi ses meilleurs potes Nekfeu, qui la soutient depuis une paire d’années déjà. La jeune femme est déjà liée au rap français puisqu’elle a repris le titre de Damso et Orelsan “Rêves Bizarres”, et a collaboré avec le prodigieux Vladimir Cauchemar. Enfin, nous nous sommes entretenus avec Miyachi, pour qui la situation est plus particulière puisque, contrairement à ses acolytes, il est un rappeur américain dont les parents sont des immigrés japonais.

Quand on les interroge tour à tour sur le regard qu’ils portent sur le rap japonais, force est de constater que leurs récits comprennent de nombreuses similitudes, à commencer par leurs inspirations : A Tribe Called Quest, Eminem, Notorious B.I.G., Nas, Kanye West… Seule Tigarah se démarque davantage puisqu’elle explique avoir “fait connaissance avec le rap grâce à des proches brésiliens”. La jeune femme nous a notamment expliqué à quel point les Japonais et les Brésiliens avaient pu échanger depuis le siècle passé.

Retour sur les particularités d’un rap qui pourrait bien révolutionner le hip-hop mondial.

Tigarah

Tigarah. (© Not On Label)

Thèmes et influences

“Au Japon, le rap fait ses premiers pas, donc je pense qu’on a eu besoin d’un modèle pour franchir le cap. Et c’est indubitable, ce modèle a été pour nous le rap américain”, analyse Stuts. Le verdict est unanime : nos trois artistes s’accordent pour dire que les États-Unis, à l’origine du hip-hop, sont encore leur principale source d’inspiration. Alors que des pays comme la France tentent de se diversifier en proposant un rap bien à eux, le Japon “s’inspire des Afro-Américains”, selon Miyachi. L’artiste ajoute :

“Certains rappeurs japonais, tu as juste envie de leur dire : ‘C’est inapproprié que tu portes des dreads, ce n’est pas ta culture. Je pourrais parier que tu écoutes les Migos.’ Moi, je souhaite juste que le Japon crée son propre rap. Les Japonais sont assez doués pour le faire, indépendamment de ce qui existe déjà aux US. Reprendre quelques gimmicks pourquoi pas, mais ils n’ont pas à ressembler aux Américains pour qu’on les écoute. Pas besoin de faire semblant.”

Cette envie d’imiter ce qui se fait aux États-Unis vient du fait que “le hip-hop est encore underground, voire expérimental au Japon”, à en croire Tigarah. Très peu d’artistes osent s’y essayer, et ceux qui le font “ajoutent des notes de J-Pop, pour toucher un public plus large”. “Ce qu’on fait aujourd’hui dans l’archipel, c’est ce qui se fait depuis huit ans à New York ou à Los Angeles, alors on est à la ramasse. Mais je vois que ça a évolué un peu dernièrement”, précise la rappeuse.

Selon Stuts, ce retard est nuancé par “la prise de conscience d’une réelle demande à l’international, alors que le rap japonais est encore un genre dit ‘de niche’ dans son propre pays”. Là-bas, le thème de l’ascension sociale demeure le plus récurrent niveau rap. Cela n’a rien d’étonnant pour le producteur, qui affirme que “l’écart entre les très riches et les très pauvres est immense dans l’archipel” : “Voilà pourquoi c’est important pour nous en tant qu’artistes, de revendiquer notre envie d’émerger et de changer de statut social. C’est très rare ici.” Cependant, précise Stuts, il est “peu probable que les Japonais évoquent des thèmes politiques ou engagés dans leur musique”.

“Je dirais plutôt que les Japonais sont conscients qu’ils devront travailler dur pour s’en sortir s’ils se lancent dans le hip-hop. Ce n’est pas encore un travail stable et on voit très peu de rappeurs japonais qui ont choisi d’en faire leur principale source de revenu”, ajoute Tigarah.

Du coup, réussir dans ce milieu est plus un rêve qu’une réalité : les rappeurs avec une certaine notoriété se comptent sur les doigts de la main, contrairement à la France, par exemple, qui voit émerger chaque jour de nouvelles têtes. Là-bas, la scène ne semble se renouveler que très peu.

Tigarah est d’ailleurs très étonnée de voir à quel point le rap français est fasciné par les mangas et les animes. “Je pense à Orelsan ou à Hocus Pocus, qui sont très connus au Japon par exemple. Nous, on n’évoque pas du tout cette référence culturelle car il n’y a rien de surprenant. La culture manga, c’est notre quotidien : ça ne nous viendrait pas à l’idée d’en parler dans un morceau.” 

Représentations et fascinations

Ce qui semble fondamental pour Tigarah, Miyachi et Stuts, et ce quel que soit l’endroit où ils vivent désormais, c’est que les rappeurs s’efforcent toujours d’entretenir de bons rapports avec les producteurs. “C’est plutôt évident de mettre en avant le travail de la personne avec qui on s’est associé. La prod est aussi importante que nos punchlines”, rappelle Tigarah. Un point de vue partagé par ses deux confrères, qui reconnaissent que les collaborations reflètent souvent “un véritable échange, qui débouche sur de nouvelles amitiés”, d’après Stuts, qui raconte avoir débuté en envoyant des beats sur les réseaux sociaux à des rappeurs.

Et quand on dit à Miyachi que Booba et Kaaris se sont battus dans un aéroport, il semble très surpris : “Je ne conçois pas qu’on puisse faire de la musique sans travailler main dans la main. Bien sûr, les conflits existent, et c’est peut-être mieux d’en parler plutôt que d’être hypocrite et d’avoir peur de froisser, ce qui est très courant au Japon. Toutefois, je ne suis pas sûr qu’on soit obligé d’en arriver à des pareils extrêmes, la musique se partage avant tout.”

(© Stuts)

La Corée du Sud a beaucoup été évoquée dans nos conversations. Tigarah est ainsi impressionnée par la facilité des Sud-Coréens “à s’étendre au reste du monde, et à penser aux autres avant de penser à leur propre marché”. Pour sa part, Miyachi salue “la qualité du rap coréen, qui commence réellement à se démarquer de tout ce qui se fait aujourd’hui”.

Pour nos trois artistes, le problème du hip-hop japonais est l’importance du marché intérieur de leur pays. Comme insiste Tigarah, “peu d’efforts ont été faits aux prémices de l’industrie musicale pour plaire à d’autres pays. Il y avait assez d’argent à se faire au Japon pour ne pas avoir à se concentrer sur le reste du monde. Avec le streaming, les Japonais sont en train de chercher des solutions pour pouvoir s’adapter à ce qui fonctionne ailleurs.”

L’initiative de la Magnifique Society, qui les invite à se produire en Europe, est donc d’autant plus louable, car elle permet d’instaurer un véritable échange entre la France et le Japon. Sur ce point, Tigarah et Stuts semblent s’entendre pour dire que “les Japonais sont très peu représentés dans les festivals” en Occident. Toutefois, comme le souligne Tigarah, “Internet a rendu le monde plus petit”.

“De ce que j’ai compris, les Français adorent les catégories. Mais je ne pense pas que ce soit une façon adéquate de discuter de musique. Je n’étais jamais allé en Europe, pas même en tant que touriste, et pourtant des Français me connaissaient déjà. Les temps ont changé. Et la musique doit franchir le même cap que la nourriture ou l’art dans le passé. Les Japonais rêvent de boulangeries, et vous de sushis. Peu importe la forme que prend l’art, il ne doit plus y avoir de frontières”, surenchérit Miyachi.

Multiculturalisme

C’est sur cette réflexion que le rappeur a décidé d’embrayer sur la situation des Américains d’origine japonaise. Le jeune homme explique ainsi à quel point il a pu être compliqué pour lui de grandir à moitié américain et à moitié japonais : “Je pense que ma musique plaît aux Japonais, mais j’imagine que pour eux, c’est comme si un étranger leur parlait de ses problèmes dans la même langue qu’eux. Ça paraît bizarre.”

Quant au regard que les Américains lui portent, celui-ci confie : “J’ai grandi à New York. On se moquait souvent de moi parce que j’avais du mal à parler correctement anglais. On m’appelait toujours Jackie Chan et on me bousculait dans la cour de récréation. Normal, à l’époque, c’était le seul Asiatique qu’ils connaissaient grâce à la TV.”

Oui, car, la grande particularité de Miyachi, c’est qu’il rappe à la fois en anglais et en japonais. Un recours au japonais qui n’a d’abord pas été évident puisqu’il a longtemps renié cette langue pour mieux s’intégrer aux États-Unis. Aujourd’hui, Miyachi est bien conscient de l’importance d’assumer ses origines :

“L’extrême droite tentera toujours de faire croire aux gens comme moi que c’est mal d’être différent. Mais au contraire, et je le sais d’expérience, avoir deux cultures est une richesse. Je dirais même que c’est notre plus grande arme face au racisme. C’est beau de voir qu’on a désormais tendance à être impressionné de voir Cardi B chanter en espagnol, alors qu’on l’aurait peut-être mise de côté pour ces mêmes raisons il y a quelques années.”

Miyachi. (© MMM Records)

Miyachi est ainsi ému et fier de voir de plus en plus d’artistes mettre en avant d’où ils viennent. Cependant, sans vouloir s’exprimer pour l’ensemble des Japonais (puisqu’il rappelle n’avoir jamais vécu dans l’Archipel), le rappeur estime que tout n’est pas encore gagné : “Ils sont encore très centrés sur ce qui se passe au niveau national et n’ont pas forcément le recul nécessaire pour voir que ce qui se passe ailleurs pourrait avoir des répercussions sur eux.”

Du reste, Tigarah et Stuts sont d’accord avec Miyachi pour dire : “Asia is hot right now.” Le rap japonais pointe le bout de son nez à l’international et a le potentiel pour enrichir le hip-hop mondial. Mais pour cela, il devra encore connaître de nombreuses mutations, et se libérer des archaïsmes qui l’étouffent.