Quand le rap sample le rap : génie ou arnaque ?

Quand le rap sample le rap : génie ou arnaque ?

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Par Aurélien Chapuis

Publié le

Cardi B, ASAP Rocky, Travis Scott, Lil Wayne ou Schoolboy Q : ils ont tous samplé à leur façon des classiques du rap.

Depuis ses débuts, le rap a toujours été une musique basée sur d’autres. Elle a adapté le funk et le disco sur ses premiers titres puis a utilisé les premières boîtes à rythme pour marcher dans les pas de la musique électronique. Alors est arrivé le sampler, et là tous les styles musicaux sont passés à la moulinette, les uns après les autres. Le rap est une musique cyclique qui ingurgite et recrache ses références pour les rendre plus modernes, plus urbaines, plus progressistes.

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Mais voilà, le rap a 40 ans. Donc maintenant que la plupart des autres musiques ont été décortiquées, analysées, déconstruites et réassemblées, il fallait un nouveau filon. Depuis quelques mois, voire années, ça y est, le rap s’auto-alimente : il se sample lui-même, entre reprises, versions restaurées et nouvelles créations. Parfois, on arrive même à des samples de morceaux qui étaient déjà basés sur un autre sample plus vieux, une véritable poupée russe musicale.

Mais est-ce un manque d’inspiration ou un véritable hommage ? Le rap est-il devenu une machine à faire des suites sans nouvelles idées originales comme le cinéma ? Retour sur ce phénomène en quelques titres récents :

DJ Khaled & SZA – “Just Us” (2019)

Sample : OutKast – “Ms. Jackson” (2000)

Ce sample, qui sonne presque comme une reprise, est la dernière polémique épineuse sur le sujet. En reprenant la mélodie entière du célèbre “Ms. Jackson” d’OutKast, Khaled joue sur la nostalgie d’un titre emblématique du début des années 2000. C’est d’ailleurs très souvent l’époque de la fin des années 1990 au début des années 2000 qui est touchée par cette forme de sampling.

Dans ce cas précis, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer un “pillage”. DJ Khaled les appelle les “puristes”. Pourtant OutKast et son producteur, Mr DJ, ont autorisé le sample. Le morceau a aussi été validé par Jay-Z et Punch, le boss du label de SZA, TDE.

En repoussant encore les limites des conceptions déontologiques des auditeurs de rap, DJ Khaled continue de dynamiter les codes de l’industrie, tout en rendant un hommage. Résultat, ce nouveau titre avec SZA fonctionne très bien et présente à un nouveau public la force imparable de “Ms. Jackson”, près de 20 ans après sa sortie.

ASAP Ferg & ASAP Rocky – “Pups” (2019)

Sample : DMX & Sheek Louch – “Get A Me Dog” (1998)

Le crew ASAP a toujours affiché ses références, entre Houston et Harlem avec une touche de Memphis. Tous les débuts d’ASAP Rocky sont une fusion réussie de UGK, Three 6 Mafia et The Diplomats. Pour ASAP Ferg, la recette est un peu différente car de plus en plus influencée par le rap new-yorkais des années 1990.

Sur son dernier single avec Rocky, il remet au goût du jour l’un des premiers tubes de DMX, “Get At Me Dog” (featuring Sheek Louch des LOX). Ferg reprend aussi le refrain, bouclant le sample exactement de la même façon que Dame Grease et P. Killer Trackz en 1998. Le but est également de rendre hommage à une époque dorée du rap, celle des débuts des Ruff Ryders ainsi que de l’hégémonie du label Bad Boy.

Saweetie – “My Type” (2019)

Sample : Petey Pablo – “Freek-A-Leek” (2004)

Saweetie est une spécialiste de l’exercice. Sa track la plus emblématique, “ICY GRL”, est une reprise du tube coquin de Khia “My Neck, My Back (Lick It)”. Sur ce tout récent “My Type”, la rappeuse californienne remet au goût du jour le crunk de club à la Ciara/Usher en reprenant “Freek A Leek” de Petey Pablo, une véritable madeleine de Proust.

Sans réel ajout, cette relecture joue clairement sur la nostalgie d’une époque et d’un rap de club presque pop. Et ça marche : alors que “ICY GRL” culmine à plus de 70 millions de vues, “My Type” a déjà engrangé 7 millions de vues en quelques jours. Comme Puff Daddy reprenant allègrement les tubes composés par Nile Rodgers dans les 80’s, Saweetie utilise des formules qui ont marqué leur temps.

Schoolboy Q – “CrasH” (2019)

Sample : Royce Da 5’9″ – “Boom” (1999)

Sur son dernier album, Schoolboy Q fait encore plus fort, en reprenant entièrement “Boom”, un morceau emblématique de Royce Da 5’9″ produit par DJ Premier en 1999. Plutôt que de réadapter l’échantillon de base, le producteur Boi1Da utilise carrément la composition définitive de DJ Premier avec ses violons saccadés ponctués de notes de basses dissonantes.

En ralentissant le tout, il propose ainsi une totale nouveauté dans la production, une sorte de poupée russe qui sample une composition déjà basée sur un sample. Schoolboy Q l’utilise pour parler de ses galères et ses addictions, faisant écho à la personnalité de Royce, le rappeur d’origine. Un véritable hommage de luxe, 20 ans après.

Trouble & City Girls – “She A Winner” (2019)

Sample : Choppa & Master P – “Choppa Style” (2002)

Depuis quelques mois, on assiste au grand retour de la musique bounce de La Nouvelle-Orléans de la fin des années 1990. Véritable phénomène qui a vu l’émergence de labels comme Big Boy, No Limit ou Cash Money et d’artistes comme Mystikal, Juvenile et donc Choppa, une star des blocks parties de cette époque, qui proposait un mélange de sound systems jamaïcain et de carnaval de Louisiane. En 2000, le titre “Choppa Style” était devenu un véritable hymne, passant des soirées aux mixtapes, des coffres de voitures aux strip clubs. Master P finit par en faire une version studio en 2002 – en s’invitant sur le morceau au passage, bien entendu.

Récemment, l’équipe de football US de La Nouvelle-Orléans, les Saints, l’a repris comme hymne de vestiaire (ce qui les a sans doute aidés à aller jusqu’en finale). Le morceau redevient donc à la mode presque 20 ans après sa sortie et plusieurs artistes le réutilisent, notamment le duo City Girls avec Cardi B sur l’hymne de strip club “Twerk”, dont on vous avait parlé il y a quelques mois. Le rappeur d’Atlanta Trouble, proche de Mike Will Made It et Alley Boy, l’a repris dans son intégralité afin de rendre un hommage aux femmes entreprenantes, en invitant… les City Girls. 

En parallèle, “Back That Azz Up” de Juvenile et les Hot Boyz, titre de bounce ultime, est très souvent repris, notamment par Drake dans son dernier album. La rappeuse LightSkinKeisha en a fait sa propre version l’année dernière sur “Believe Dat”. La bounce est partout, mettez-vous au diapason.

Lil Wayne – “Uproar” (2018)

Sample : G. Dep – “Special Delivery” (2001)

Swizz Beatz s’est très souvent illustré au fil des années pour reprendre des styles musicaux très modernes, voire contemporains. Il a été un des premiers avec Kanye West à revisiter des titres de la French Touch, comme ceux de Daft Punk ou Justice pour Busta Rhymes et Jay-Z. Sur le dernier tube en date de Lil Wayne, il passe à la moulinette un hit de Bad Boy Records datant de 2001 : “Special Delivery” de G-Dep.

À cette époque, Puff Daddy cherche à renouveler l’étiquette “rue” de son label depuis la disparition de Notorious B.I.G. Il essaye de le faire avec d’autres rappeurs, très souvent de Harlem, comme Black Rob, Shyne et… G-Dep. Comme toujours, Diddy sait trouver des morceaux accrocheurs avec ces trois petites notes addictives qui rappellent un peu celles du remix de “It’s All About The Benjamins”.

Swizz Beatz reprend ainsi directement le travail d’EZ Elpee sur l’original, ajoutant juste ses habituels bruits de foule et autres percussions affriolantes. Le pire, c’est que Lil Wayne avait déjà posé sur l’instrumentale originale sur sa mixtape Dedication 4, avec J. Cole en renfort. Et à l’époque, dans le feu de l’action, Lil Wayne balançait carrément dans le morceau qu’il n’avait jamais aimé ce beat de G-Dep. Comme quoi, en 20 ans, tout change.

Travis Scott – “5 % TINT” (2018)

Sample : Goodie Mob – “Cell Therapy” (1995)

Astroworld est le Ready Player One du rap américain : tout est référencé, comme dans une énorme machine à ingurgiter puis recracher des influences, des clins d’œil et autres détails précis. Le plus culotté est sur “5 % TINT”, qui ralentit au maximum la production qu’avait faite Organized Noize pour Goodie Mob en 1995.

On entend carrément ces étranges croassements de crapauds qui faisaient tout le sel du “Cell Therapy” de Goodie Mob, et Travis Scott reprend dès l’introduction le fameux gimmick “Who’s that peeking in my window ?”. Travis rappelle ainsi ses classiques et sa filiation aux ATLiens de la Dungeon Family, tout en proposant une version moderne du tube de Goodie Mob.

Cardi B – “Bickenhead” (2018)

Sample : Project Pat – “Chickenhead” (2001)

Project Pat et la Three 6 Mafia sont la source d’inspiration principale du rap depuis plus d’une dizaine d’années. Rien de plus naturel donc de voir Cardi B reprendre le morceau le plus connu du rappeur de Memphis pour le retourner à sa sauce. En simplifiant la basse et en la rendant plus sèche, la production devient plus moderne tout en respectant la structure de Juicy J et DJ Paul.

Après avoir remodelé le flow de Kodak Black sur “Bodak Yellow”, Cardi B retravaille le flow saccadé de Project Pat et détourne son sujet à son avantage. Avec le “B” à la place du “C” pour marquer son affiliation aux Bloods, l’ex-stripteaseuse prouve qu’elle peut garder le pouvoir dans le rap comme dans le club. Un petit classique du genre.

Meek Mill ft. Jay-Z & Rick Ross – “What’s Free”  (2018)

Sample : Notorious B.I.G. – “What’s Beef” (1997)

Le spectre de Biggie plane toujours au-dessus du hip-hop, 21 ans après sa mort. Et qui de mieux que Meek Mill sur son album de la rédemption pour lui rendre un hommage très actuel ? Avec “What’s Free”, le rappeur de Philadelphie continue la dynamique créée entre Rick Ross et Puff Daddy pour perdurer la légende du label Bad Boy. Rick Ross avait déjà rejoué un hymne de Notorious B.I.G. avec “Nobody”, laissant l’âme du rappeur de Brooklyn entrer dans son enveloppe corporelle. Du véritable vaudou.

En reprenant le morceau légendaire “What’s Beef” produit par les Hitmen sur Life After Death, Meek signe avec ce “What’s Free” un hymne à la liberté qui dénonce l’injustice globalisée. Et l’arrivée de Jay-Z, grand ami de B.I.G., finit de mettre tout le monde d’accord : “In the land of the free, where the Blacks enslaved / Three-fifths of a man, I believe’s the phrase.” Le morceau original était paranoïaque et visionnaire, cette nouvelle version est fédératrice et salutaire. 

Kodak Black – “Transportin'” (2017)

Sample : Geto Boys – “Mind Playing Tricks On Me” (1991)

Kodak Black est sûrement une des figures les plus fortes du rap actuel. Controversé, génial, cathartique et souvent malaisant, le rappeur de Floride joue sur une ligne qui redéfinit notre vision du rap en général. Il est donc assez logique de le voir reprendre un classique du rap sudiste, à savoir le dérangeant “My Mind Playing Tricks On Me” des Geto Boys.

Scarface, Willie D et Bushwick Bill avaient marqué le début des 90’s avec ce titre morbide et dépressif. Kodak joue avec la légende, reprenant le sample iconique pour titiller notre morale comme à son habitude. Le subversif s’inscrit dans le temps, le gangsta rap reste immuable.

Dans la même lignée , le jeune prodige YBN Cordae a repris un autre classique de Scarface pour son album à venir. Sur “Bad Idea” avec Chance The Rapper, il reformule le magnifique “On My Block” et son sample de piano signé Roberta Flack et Donny Hathaway. Scarface et ses Geto Boys restent une inspiration incroyable, parfois encore sous estimée. RIP Bushwick Bill.

Juice WRLD – “Make Believe” (2019)

Sample : The Pharcyde – “Runnin'” (1995)

Celui-ci est un petit plus alambiqué. Sur son dernier album, Death Race For Love, Juice WRLD propose un morceau final doux-amer pour parler d’une fan de sa musique. Reprenant par moments la structure de “Stan” d’Eminem, le rappeur de Chicago s’approprie la guitare sautillante du “Runnin'” de The Pharcyde.

On peut se dire que les producteurs Boi-1Da, Jahaan Sweet et TB Hits ont juste repris le sample original de Stan Getz mais il est tellement isolé qu’on voit tout de suite l’hommage au groupe californien. “Runnin'” est sorti en 1995 sur le deuxième album de The Pharcyde et est produit par une légende immuable : J Dilla. Détroit et Chicago se rapprochent encore. L’occasion était trop belle.

Retrouvez ci-dessous notre playlist “Quand le rap sample le rap”.